La Bague de Naeska

Il y a des centaines de milliers d’années, alors que les dieux que nous connaissons n’étaient pas encore des dieux, vivait une jeune fille reconnue, dès sa naissance, pour son ascendance, et plus tard pour les pouvoirs incommensurables qu’elle possédait.

Elle se nommait Naeska.                                                                                            

            On disait qu’Ulric, son père, s’il avait pu vivre plus longtemps, serait devenu le plus puissant mage n’ayant jamais foulé la terre d’Odaness. D’ailleurs, on attendait de sa fille ce qu’il n’avait pas eu le temps d'accomplir du fait que sa mère à elle, qui se trouvait à être une demie-elfe, lui avait conféré une fraction du sang éternel.
            Elle apprit l'art de la magie jeune. Très. Et lorsqu'Ulric s'éteignit, le jour où elle fêtait ses trente-cinq ans, on l’envoya dans les plus grandes académies - qu'elle n'avait jamais voulu fréquenter d’ailleurs - et on lui força la main en laissant aux hauts placés le soin de payer de leurs poches les dépenses personnelles de Naeska. C'était la moindre des choses, en fait, puisqu'ils plaçaient en elle l'Avenir, en se rongeant les sangs d'avoir vu tomber le seul homme capable de soustraire des mains ignorants les objets de puissance qu'ils convoitaient tant.
            Ils essayèrent de précipiter ses apprentissages sans succès, elle absorbait déjà les connaissances à une vitesse démesurée, et elle finit par être promue archimage, fièrement, à tout juste quarante-six ans, au même âge que son père, et onze ans après sa mort. On lui remit la même bague qu'on avait remise à son père. Ainsi, elle fut informée de ce qu'elle avait à faire alors qu'elle avait toujours été tenue à l'écart des différentes problématiques de l'État. En hochant la tête, et pas plus d'une dizaine d'heure après son entrée dans la Cour des Grands, elle emplit un sac de ce qu'elle pourrait avoir besoin et partit pour un périple inconnu de tous.

            Même pas elle.

            Elle passa des années hors de sa patrie d'origine, en voyant s'accroître au fil des jours ses pouvoirs qu'elle manipulait avec toujours plus d'aisance, réussissant à effectuer avec leur aide de nouvelles choses que personne avant elle n'avait pu faire, transcrit de nouveaux sorts tout en voyageant, monta un grimoire de tout ce qu'elle jugeait intéressant ou déduisait, ou encore inventait dans le cas de compétences magiques. Un par un, elle récupéra des reliques tombées trop bas, à des endroits où ils pourraient être dangereux, et à coup de bataille comme de paroles elle s'assura qu'elles serviraient pour toujours le bien ou s'arrangea pour qu'elles soient à tout jamais soustraites à l'accessibilité des mortels, y compris à la sienne, car il y a des sorts qui, s'ils fonctionnent dans un sens, ne fonctionnent pas dans l'autre. Elle perdit plusieurs combats, bien entendu, mais revint chaque fois à la charge, plus instruite, préparée et imposante. Elle dégageait une assurance qui faisait d'elle une apparition bienfaisante ou un ange vengeur - tout dépendant. Elle délivrait des régions et se trouvait obligée d'en ravager d'autres, faisant se fracasser des vagues sur les côtes ou ordonnant à quelque feu destructeur de décimer des forêts entières.
            Elle tua des gens, aussi. Pas beaucoup, mais trop. Et le dernier qu'elle fut obligée d'abattre de ses mains, sans même utiliser la magie, la supplia, avant de succomber, de s'occuper de sa fille, dans un dernier souffle. Versant une larme en voyant l'inquiétude que pouvait ressentir les plus noires des âmes, elle promit, et prit la main de la petite Leann en taisant le fait qu'elle était celle à l'origine de la mort de son père. La petite aux yeux verts que faisaient si joliment ressortir ses cheveux blonds accepta de la suivre après avoir une dernière fois embrassé son père sur le front. Et dans sa jolie robe bleue elle marcha dans le sillage de sa nouvelle maman à qui elle accorda le rôle si facilement, n'ayant jamais connu la sienne.
            Elle eut cinquante-trois ans et termina ce qu'elle avait commencé, heureuse, en ayant comme savoir inné le chemin du retour et rentra chez elle, le même sac avec lequel elle était partie. On lui fit un triomphe, lui offrit tout ce que l'on pouvait désirer, mais, refusant poliment, elle se retira dans la chaumière qu'elle avait habitée enfant pour étudier et finir de transcrire ses nouveaux sortilèges. Elle ne garda des cadeaux qu'on lui avait donnés que sa bague qu'elle avait toujours précieusement conservée et qui lui rappelait cet Ulric qui l'avait quittée et qu'elle avait tant bien que mal - comme elle le disait - remplacé. On vint chez elle tirer des enseignements, elle offrit son savoir à nombre d'élèves, refusant toutefois d'inclure Leann à ses leçons. Elle voulait la préserver, bien sûr, d'un mal qu'elle portait sans aucun doute, et voulait encore un peu garder son affection. Parce que leur lien serait brisé à tout jamais lorsqu'elle apprendrait pourquoi c'était cette archimage, et personne d'autre, qui s'était occupée d'elle, et il ne reviendrait jamais: Naeska appréhendait ce moment en sachant qu'il viendrait, faisant un peu son deuil dans tous les moments de joie. La cassure se fit sur peut-être un mois, et tout commença un matin ensoleillé.
           
            C’était l’été.

            Elle avait emmené sa protégée à la forêt pour cueillir des plantes, l’herboristerie étant la seule sphère de la magie qu’elle lui donnait d’étudier – et encore, que la connaissance de celles bénéfiques ou inoffensives. Dix ans avait passés et l’enfant d’alors était devenue une magnifique jeune fille qui emmenait plus que des étudiants à la chaumière, sous l’œil bienveillant d’une magicienne dont on tendait à oublier les pouvoirs. Elle appréciait son retirement, sa vie calme, tout en préparant tout doucement son retour à l’action qui arriverait plus tôt qu’elle ne le croyait. Ainsi, en chemin, elles rencontrèrent un jeune homme que Leann avait dédaigné à cause de son esprit faible et ce, malgré son physique avantageux. Il la regarda haineusement et continua sa route, la laissant indifférente. Les deux cueilleuses, serpe à la main, se séparèrent en se donnant rendez-vous à la clairière située au centre du bois une heure plus tard. La plus vieille s’enfonça dans les fourrés tandis que la plus jeune préférait un sentier déjà ouvert par quelque animal et, dans des directions différentes, elles s’enfoncèrent dans la noirceur.
            L’apprentie était si absorbée par une fleur qu’elle savait rare et apercevait à quelques pas qu’elle ne porta pas attention aux pas qui semblaient s’approcher d’elle.
            Elle eut le temps de crier lorsque de forts bras se saisirent d’elle, juste avant qu’il ne la bâillonne et la tire dans l’obscurité. Se débattant, sans succès, elle était en train d’accepter la fatalité lorsqu’une étrange pulsion monta en elle. Elle se laissa porter par son instinct.

            Elle n’avait pas lâché sa serpe.

En entendant le cri, Naeska savait qu’il était trop tard. Elle se téléporta tout de même dans la portion de la forêt d’où provenait le bruit, paniquant, se souvenant des yeux méchants de celui qu’elles avaient rencontré. Elle écarta les branchages en suivant les sanglots qui semblaient venir de nulle part, trouva sa fille assise, les genoux remontés contre la poitrine, la tête entre les mains, devant le corps inanimé d’un jeune homme musclé, une serpe plantée entre les yeux.

«Je… Je ne sais pas ce qui s’est passé…»

            Trop tard.

            Les jours qui suivirent, Leann trembla sans cesse, les yeux éteints. Elle avait perdu tout ce qu’elle avait appris au profit de ce qui lui était inné, elle avait peur de son esprit mais se voyait obligée de lui obéir. Elle avait tué un homme. Elle avait l'impression d'avoir aussi tué sa relation avec une Naeska qui se faisait distante, malgré les paroles réconfortantes. Elle semblait toujours sur le point de dire quelque chose qu'elle ravalait en même temps que ses larmes. L'instinct qui rongeait celle qui avait été adoptée la rendait toujours plus agressive, violente. Elle se mit à détester ce qu'elle avait toujours aimé, et en vint à crier qu'elle voulait partir, qu'elle ne pouvait plus vivre dans un endroit qui la dégoûtait, où plus personne ne l'aimait. Alors qu'elle rassemblait ses possessions l'archimage s'assit près d'elle et lui raconta tout: les reliques, le danger, les combats, la magie, la mort. Et le père qui lui avait fait promettre de s'occuper de sa fillette. La jeune femme redevint une fillette quelques instants, pleura, sauta dans les bras de celle qui l'avait presque sauvée, puis recula à contrecoeur en se rendant compte que celle-ci savait depuis le début que cela devrait arriver - et que personne ne pouvait lutter contre ses pulsions. En souriant à travers un rideau de larmes, elle mit le sac qu'elle venait de remplir sur son dos et ne se retourna pas, sauf lorsqu'elle fut juste sur le point de disparaître à jamais. Et articula un merci silencieux à l'intention de cette mère qu'avait été la femme qui était sortie sur le pas de sa porte pour la regarder partir, la voir une dernière fois.

            Naeska, tâchant de garder les yeux secs, ne prit même pas la peine de remplir une sacoche de vivres avant de monter en selle sur le cheval qu'un élève particulièrement reconnaissant lui avait offert, n'emmenant avec elle que le grimoire qu'elle avait rempli pendant toutes les années inactives de son savoir et surtout de ses découvertes. Il contenait des choses un peu trop dangereuses pour être laissées sur des étagères à l'abandon et pouvant se révéler - peut-être, qui sait - utiles. Elle ne prit même pas la peine de fermer à clé sa maisonnette. Elle coupa par la forêt, se demandant combien de temps elle aurait gardé Leann sans l'accident. Elle arriva à la clairière du centre, où presque personne n'allait jamais, descendit de selle, s'approcha de la croix blanche plantée au pied du plus vieil arbre de la forêt - un immense chêne -, y déposa la fleur qu'elle avait piquée dans ses cheveux ce matin-là, s'agenouilla ensuite et se recueillit sur la tombe de son père. Elle lui raconta tout ce qui s'était passé depuis la dernière fois qu'elle avait prié - il y avait trop longtemps de cela. Puis elle rouvrit les yeux et retira lentement la bague qu'elle portait toujours pour la déposer près de la minuscule orchidée. Elle se releva et laissa couler sur sa joue l'eau de la tristesse d'avoir perdu celui qui aurait sûrement pu sauver le monde entier.
Et Leann.

            Elle rencontra sur son chemin un homme, un érudit avec qui elle se lia d'amitié, à qui elle confia son grimoire - il avait perdu le sien -, lui léguant les pages encore blanches qu'il portait. Il lui raconta ses histoires et elle lui raconta la sienne, elle le suivit dans sa quête du savoir absolu, et découvrit qu'elle pourrait devenir plus grande, plus puissante encore. Elle convainquit son nouveau compagnon de rechercher dans ses livres une manière d'encourager le Bien encore plus grande que toutes celles ayant été essayées.
           Il trouva des textes anciens expliquant comment mettre fin au règne des Titans. Leurs sièges libres, ils pourraient prendre la place des Créateurs.

Et, en étant que déesse, elle pourrait peut-être sauver du Mal tous les enfants du monde… 

            Un guerrier fervent serviteur de l'Égalité et de la Justice se joignit à eux sur leur route, et à eux trois, ils découvrirent cet endroit qu'ils cherchaient dont on parlait si peu.
         
            Et, en entrant dans une béatitude mystique, elle devint la Naeska que l'on connaît.

Aucun commentaire: