Le Coeur de la forêt

On raconte que les arbres et les plantes, il y a de cela bien des années, connaissaient le langage des humains; ceux qui savaient les écouter pouvaient converser avec des doyens qui leur dispensaient le savoir de ce que le monde avait vécu. Plusieurs historiens d'alors avaient été proches de la Nature, et même si personne n'avait pensé l'être dans une autre perspective que celle de l'acquisition d'un savoir ancestral, tous s'entendaient sur une chose: jamais les deux espèces ne devaient venir à s'éprendre l'une de l'autre. Leur relation ne devait jamais s'étendre au-delà des limites du respect et, dans une certaine mesure, de la crainte.
      C'est un lien étrange qui, sortant du carcan imposé, donna naissance à cette race que l'on connaît aujourd'hui qui a l'espérance de vie des plus grands arbres et l'amour profond pour la forêt d'une jeune fille qui avait voulu fuir une vie dont elle ne voulait pas.

      Cibèle allait se marier. Elle n'était pas très amoureuse, loin de là, mais son promis semblait l'être, et elle ne voulait pas décevoir les espoirs de toute une communauté. Il était garde-chasse et entretenait une relation spéciale avec les végétaux qui le faisait vivre, et elle était fille de Communicateur - un érudit vivant dans la forêt et tirant son savoir de celle-ci. Ils étaient faits pour être ensemble, disait-on, et c'est avec une attitude désintéressée qu'elle avait accepté l'union qu'on lui avait proposé en insistant pour obtenir une réponse affirmative. Tout avait été préparé, la date fixée, et il ne restait que le temps qui semblait refuser de passer, rendant certains irrités et laissant la chance à d'autres de profiter de leurs derniers moments de bonheur; à une autre, plus particulièrement. Chaque jour passé l'effrayait un peu plus, les regards emplis d'un sentiment mielleux posés sur elle, les expressions des vieilles tantes qui voulaient tout dire sur elle alors qu'elle retirait vivement sa main lorsque son fiancé la prenait, l'impression qu'elle avait de ne plus avoir le contrôle sur rien. Elle ne voulait pas s'engager et voyait à tous les jours un peu plus ce que cela impliquait et, bientôt, elle devint morose et agressive, renfermée. Seul son père réussissait, en l'emmenant avec lui dans les bois, à la distraire, en lui présentant les arbres avec qui il s'entretenait le plus, la laissant discuter avec les jeunes pousses dont elle appréciait particulièrement la fraîcheur en se disant que peut-être, dans des milliers d'années, ils parleraient d'elles aux Communicateurs avec lesquels ils partageraient leur savoir. Les promenades, auparavant hebdomadaires, devinrent pour elle quotidiennes, et elle commença même à s'aventurer seule dans cette univers feuillu où les autres n'avaient plus le temps de l'accompagner, trop pris à l'organisation de son futur - organisation où elle n'avait pas son mot à dire. Elle négligea, à partir d'un mois avant son mariage, ceux qui venaient la voir, les cadeaux qu'on lui offrait et même ce qu'on venait, parfois, à lui demander, ne réussissant à survivre que par ses absences dont elle augmentait la durée chaque jour, alors que chaque retour lui demandait un peu plus de volonté - denrée qui se faisait, chez elle, cruellement rare.

      Il faisait beau le jour des noces. Le buffet était installé sur de longues tables décorées de pétales de rose, et les festivités promettaient d'être somptueuses - ce n'était pas tous les jours qu'on mariait une fille de Communicateur! D'ailleurs, celui-ci avait accompagné sa seule enfant dans sa dernière promenade, restant silencieux jusqu'à-ce qu'il n'en puisse plus. Alors il avait parlé, en s'excusant de l'avoir mise entre les mains de vieilles femmes qui se souciaient plus de leur image que de ce qu'elle pouvait ressentir, en répétant sans cesse qu'il était désolé mais qu'il était trop tard, maintenant, qu'il ne pouvait plus rien faire. Elle avait voulu répondre au monologue qui lui était adressé mais son instigateur ne lui en avait pas laissé le temps, ne s'étant tu que lorsqu'ils s'étaient trouvés trop près des invités pour pouvoir parler en paix. Elle lui en voulut encore plus lorsqu'il la laissa aux griffes de tous ceux qui étaient venus assister au «plus beau jour de sa vie». Elle ne l'avait finalement retrouvé qu'au bout de l'allée parée de fleurs où elle devait défiler, et alors qu'il lui prenait le bras et la menait à l'autel avec un grand sourire, il  n'avait pas dit un mot. Seule une ombre dans ses yeux avait permi à Cibèle de voir qu'il était encore avec elle, même si, dans quelques minutes, elle appartiendrait à quelqu'un d'autre.
      La cérémonie avait commencé sans une minute de retard.
      Le prêtre célébrant avait tout fait dans les règles, les lectures, les pensées, le discours.
      Et puis le serment.

      Il avait dit oui, sans hésitation, lui avait pris la main. L'assistance au complet, lorsqu'elle resta muette, la regarda avec insistance. Elle chercha les yeux de son père, près d'elle. Elle chercha du réconfort, un peu, dans son regard, des encouragements que tout le monde lui donnait déjà.
      Elle n'y vit que de la désolation et alors, elle fit quelque chose à quoi personne ne s'attendait.
      Elle prit le bas de sa robe à deux mains et descendit de l'estrade, avant d'entrer en courant dans la forêt, laissant derrière elle, comme elle le pouvait, l'existence qui l'effrayait tant.
      Elle ne voulait pas avoir les poings liés.
      Elle voulait continuer d'être libre.
      Le premier moment de stupeur passé, tous voulurent la suivre, mais personne, on le savait, ne pouvait trouver quelqu'un qui s'était caché dans un espace si vaste - surtout si cette personne y avait quasiment été élevée.
      Seul le père de Cibèle, immobile, souriait.

      Elle courut, longtemps, jusqu'à ce que ses jambes refusent de la porter, et se laissa tomber sur le sol. Sa peau était entaillée à plusieurs endroits, sa robe était déchirée, elle était à bout de souffle. Elle glissa dans un sommeil troublé étendue sur le sol, emportée par la fatigue.

      La voix d'un arbre la réveilla. Elle ne souvenait pas du pommier qui l'entourait maintenant de ses grandes branches lourdes de fruits. Elle s'appuya contre son tronc et écouta le récit qu'il contait de sa voix lente et grave, bercée par ce son réconfortant. Elle avait voulu être Communicatrice; sa mère n'avait jamais voulu. Elle disait que c'était «une affaire d'hommes». Stupide. Comment pouvait-on ne pas ambitionner d'en faire sa vie lorsque l'on écoutait un arbre parler? C'était une des plus belles choses que l'on pouvait connaître. Pendant des heures elle resta immobile, en essayant tant bien que mal de ne penser à rien. On devait la chercher. Elle n'était pas assez loin. Lorsque le récit qui lui était conté fut fini, elle se releva, recommença à courir. Elle ne pouvait pas risquer d'être retrouvée. Poussée par les encouragements des plantes, des buissons qu'elle frôlait, elle finit de s'assurer qu'on ne viendrait même pas où elle se trouvait pour la chercher, et s'arrêta dans une petite clairière au centre de laquelle trônait un immense chêne.           Elle se mit à pleurer, assise sur le sol.
      Étrange scène que celle où une jeune femme portant une robe blanche sale et déchirée se laisse réconforter par un géant millénaire.

      Pendant des jours elle versa toutes les larmes de son corps, nourrie par l'entité qui lui fredonnait des airs immémoriaux et semblait vouloir - et pouvoir - la protéger de tout alors qu'elle était faible et vulnérable. Pendant des jours, à chaque minute, ce ne fut pas un homme mais un végétal qui la sauva, renforcissant à chaque seconde le lien étrange qui était né dès que Cibèle avait choisie la clairière pour en faire la sienne, poussée par on ne sait quelle force invisible que certain appelle le Destin.

      Les journées s'écoulèrent tranquillement. L'humaine se fabriqua de nouveaux vêtements, apprit à se débrouiller dans son nouvel environnement entièrement naturel, et avec l'aide de son arbre assimila tout ce dont elle avait besoin de savoir pour pouvoir être une fille de la forêt.

      Les semaines, les mois passèrent, et toutes les angoisses de celle qui avait fui s'en allèrent, la laissant libre et légère. L'hiver vint, et les animaux lui fournirent ce qui lui était nécessaire pour passer outre la saison morte. Au printemps, elle but la sève sucrée des érables. Elle se délectait de chaque moment passé pas si seule, au fond de la forêt la plus dense qu'Odaness ait jamais portée. Presque un an avait passé.
Mais la Nature avait assez fait attendre le châtiment de ceux qui avait transgressé Ses règles.

      Un matin, alors que la jeune femme, profondément assoupie, était nichée au creux des racines de son chêne pour se protéger du soleil qui plombait, des bruits de pas retentirent, mettant les habitants de la clairière aux abois. Peu après surgissait dans celle-ci un homme habitué à la forêt, à un point tel que les végétaux situés plus près de l'orée du bois n'avaient pas cru bon de prévenir les autres - choses qu'ils auraient faite silencieusement, utilisant un ligne de communication unissant tous les membres de la flore peuplant les fourrés. Le garde-chasse, croyant à une apparition, s'approcha de sa fiancée toujours endormie et lui caressa la joue, la faisant sursauter. En murmurant son nom il la réveilla, et elle hurla de terreur.
Il crut qu'elle criait à cause de sa position, prise sous les ramifications de ce feuillu planté là, au milieu de la clairière, saisit sa hache.
Et abattit le chêne.

      Le silence se fit brusquement, tous étaient en deuil. Cibèle resta muette un instant, horrifiée, puis ordonna à l'homme de partir. Sa voix résonnait d'une colère sourde, et son doigt pointé vers où elle présumait que se trouvait le village qu'elle avait quitté, intima son ancien promis à déguerpir au plus vite.
      Il ne tenait pas à affronter cette personne qu'il ne connaissait plus - qu'il n'avait jamais vraiment connue, d'ailleurs.

      Celle-ci, détruite, s'agenouilla près de ce qui avait été la présence réconfortante qui l'avait sauvée d'une mort certaine : elle n'aurait pu, sans ses enseignements, survivre aussi longtemps. La sève de l'ancien géant, maintenant pitoyable alors qu'allongé sur le sol, coulait en un mince filet. Elle la recueillit dans un bol fait d'herbes tressées si serrées qu'il en était étanche. Lorsqu'elle eut recueilli toute l'essence vitale de son ami, la jeune femme y trempa les lèvres.
      Et son corps changea à l'instar de son esprit, adoptant la longévité des plus vieux arbres et la robustesse des plus jeunes, ainsi que des oreilles pointues, qui conférait l'ouïe aiguisée nécessaire à la bonne compréhension du langage végétal. Et à partir de ce jour fatidique, elle parcourut chacun des boisés d'Odaness, donnant l'opportunité à tous les Communicateurs de la rejoindre, avant de revenir dans sa forêt, dans sa clairière, en faire la demeure principale de la race qu'ils avaient créée, elle et son arbre.

      Au dernier jour de la longue vie, Cibèle, mère des Elfes, donna son essence à elle pour faire revivre le chêne qui lui avait tant donné, à elle mais aussi au monde entier.

Quant à toute la flore, bien que la Nature lui ait enlevé la connaissance des langues parlées par les différentes races «civilisées», on dit qu'elle peut encore communiquer.
      Et qu'il n'y a qu'un pas à franchir pour qu'elle réapprenne ce qu'on lui a enlevé…

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