Le Voile de Velvania

Il y a des centaines de milliers d'années, alors que les dieux que nous connaissons n'étaient pas encore des dieux, vivait une jeune fille reconnue pour sa beauté et sa générosité sans égales qui avait fait le propos de nombre rumeurs élogieuses.
Elle se nommait Velvania.
Ses parents étaient disparus en mer des années auparavant, lui laissant leur maisonnette perchée sur le haut d'une falaise surplombant l'océan ainsi que la responsabilité de prendre soin de son grand frère, psychotique asocial.
Il se présenta souvent chez elle des prétendants issus de milieux beaucoup plus aisés que celui d'où elle provenait. Elle les repoussait tous si ce n'est pas eux qui couraient en sens inverse avant, craignant tout à coup la compagnie de cette si - peut être trop - grande âme, lorsqu'ils découvraient l'Autre qu'elle avait en charge, jeune homme visiblement plus âgé qu'elle mais dépendant, étrange dans une folie qui le rendait mauvais à tout contact avec la société extérieure.
C'est avec grande tristesse qu'elle les voyait s'enfuir, ou encore pourvue d'une douceur infinie qu'elle leur exposait les raisons de ses refus de les suivre, eux qui se présentaient chez elle avec les plus belles paroles: elle attendait encore le prince du livre que sa mère lui lisait quand elle était petite.
Un jour, en revenant du village où elle était allée faire des courses - mais surtout aider la sage-femme pour l'accouchement difficile de la femme du boucher -, elle figura avec effroi l'absence, le vide, le silence.
Cavalant sur les routes, criant et demandant de l'aide, elle fit le tour des villages environnants jusqu'à ce qu'elle aperçoive au loin, juste avant la tombée de la nuit, la silhouette courbée - sur laquelle il était impossible de se fourvoyer - qu'elle cherchait, soutenant une autre boitillante. Elle sauta à terre et se dirigea vers elles en courant, approchant jusqu'à pouvoir sauter dans les bras de celui qu'elle croyait avoir perdu. Prenant quelques pas de recul, voyant maintenant la blessure qui faisait que chaque pas de l'inconnu semblait être une épreuve - une morsure, lui semblait-il, des chairs déchirées et l'os mis à nu. Pétrifiée par cette vision cauchemardesque, elle délivra le fugueur de son fardeau et étendit le blessé sur le sol, en se rendant compte qu'il s'était aussi ouvert le derrière de la tête, sûrement par une chute, ou encore si il avait été projeté violemment contre un arbre. Elle lui sourit et il lui rendit son sourire avant de tomber inconscient. Elle ne pouvait se permettre de l'emmener chez lui - ou nulle part ailleurs -, pas tout de suite. Il fallait qu'elle s'occupe de son cas. Maintenant.

Se penchant sur la jambe qui saignait abondamment, grimaçant à la vue de la gravité de la morsure, Velvania, tout en conversant avec celui qui, encore conscient, paraissant extrêmement troublé, sortit de son sac différents artéfacts, murmura des paroles et appliqua des pommades pendant une quinzaine de minutes. À quel danger cet étrange individu s'était exposé en allant aider l'égaré que tout le monde fuyait habituellement! Elle cessa de travailler lorsqu'elle eut fini d'enrayer l'hémorragie et, l'espace de quelques instants, leva la tête et détailla le visage parfait - exception faite d'une fine cicatrice qui barrait la joue droite - du nouveau venu. Elle se vit se perdre dans cette étrange contemplation et secoua la tête pour se raisonner; il fallait qu'elle termine si elle ne voulait pas qu'il meure au bout de son sang.
Elle termina enfin le pansement et immobilisa le membre déchiqueté dans une attelle. Elle sutura ensuite la plaie située sur la nuque du jeune homme qui ne semblait pas vouloir s'éveiller à l'aide d'une aiguille et d'un mince fil de nerf puis siffla sa jument. Elle mit l'étranger en travers de la selle, prit son frère par le bras et essaya de lui demander pourquoi il était parti, sans succès, mais continua de lui parler de tout et de rien sur un ton neutre pendant toute la durée du voyage. Arrivée chez elle, elle coucha le personnage à la peau maintenant cireuse dans un lit qu'elle réservait aux rares visiteurs ou aux malades qu'elle croyait bon de veiller. Elle prépara un bol de lait chaud avec du miel qu'elle lui fit ingurgiter, l'enveloppa de toutes les couvertures qu'elle put trouver, puis alluma un feu dans la cheminée de la petite pièce; il faisait froid, la nuit, sur les côtes. Elle alla border son frère qui lui dit qu'il n'avait pas voulu laisser mourir son sauveur et voulait lui emmener, avant de lui avouer qu'il voulait voir le monde, et qu'elle réussit à convaincre qu'il était mieux pour tous qu'il reste à la maison. Elle prit finalement place sur la chaise près du grand lit d'invités et s'endormit, d'un sommeil lourd et sans rêve.

Il  passa quelques jours où elle ne s'occupa presque exclusivement que du bien être de celui qui dormait encore, sous les regards tendus, aliénés, jaloux et parfois même violent de l'Autre qui se sentait mis à part.
Un matin, tout fut bouleversé quand Velvania fut réveillée par le silence, en croyant ne pas avoir entendu son frère, elle qui était habituée aux terreurs nocturnes de son protégé permanent. Elle ne s'inquiéta pas, peut-être avait-il eu une très bonne nuit. Elle prépara le déjeuner, l'appela. Elle fronça les sourcils alors qu'il ne répondit pas, paniqua en entrant dans la chambre où il n'était pas. Elle fondit en larmes lorsqu'elle se rendit compte qu'elle n'avait pas su le défendre contre lui-même adéquatement; fit le tour de la maison dans l'espoir de voir qu'il était là. Elle ne trouva qu'un mot écrit d'une main enfantine sur la porte de la chambre occupée par le souffrant.

«N'essaie pas de me retrouver. Je reviendrai lorsque je croirai juste ce que tu feras, lorsque tu me porteras l'attention qui me revient de ta part.»

Elle reconnut une phrase d'une des lettres que le Prince de l'histoire avait adressée à la Princesse. Elle s'assit sur le sol en se tenant la tête entre les mains. Qu'avait-elle donc fait? Tout près s'élevait la respiration régulière de celui qui la troublait tant et auprès duquel elle sentait pouvoir passer des journées complètes à seulement le regarder. Elle se souvint de la phrase que la Princesse avait envoyé au Prince comme réponse.

«J'ai peur d'être triste le jour où tu reviendras, car lorsque tu trouveras que ce que je fais est juste c'est peut-être que j'aurai perdu ce qui aujourd'hui me rend heureuse.»

Le Prince et la Princesse avaient pourtant fini heureux, ce qui était rare, elle s'en était rendu compte, dans le monde où elle vivait. Elle n'avait entendu, presque, que des histoires sombres de tyrans célestes et de rebellions sanglantes, on ignorait dans la mémoire populaire l'amour courtois que l'on se devait de faire connaître tout d'abord aux enfants.
Elle resta assise sur le sol, ramena ses genoux sous son menton et les entoura de ses bras. Il ne voulait pas qu'elle le cherche. Il était parti dans la nuit sans même lui dire au revoir.
Après avoir griffonné la nouvelle phrase à l'endos du message, elle glissa le mot dans son corsage, tout près de son cœur. Peut-être était-il temps qu'il ne devienne autonome. Peut-être était-ce pour le mieux… Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait. Elle entendit un râle et remplit, comme un automate, un bol d'eau fraîche. Le soleil plombait dans la petite chambre d'amis, baignant le visage angélique de celui dont elle ne connaissait pas encore le nom d'une lumière surnaturelle; elle écarta une mèche de cheveux qui lui barrait le front et lui fit avaler le liquide à petites gorgées. Elle craignait qu'il ne s'éveille pas avant longtemps.
Peut-être son corps prendrait-il autant de temps à se remettre que son esprit à elle. Peut-être même y avait-il quelqu'un qui s'en faisait pour lui….
Elle observa les possessions dont elle l'avait dépouillé. Un noble, sûrement, avec une épée qui semblait d'une grande qualité, avec sur le pommeau des armoiries qu'elle ne connaissait pas, des vêtements précieux et bien taillés. Vérifiant qu'elle lui avait bien fait boire toute l'eau, elle se saisit du pantalon et sortit chercher de l'eau pour essayer d'enlever le sang qui le maculait, revoyant les années passées, se demandant si, à quelque part, il y avait comme elle une famille qui attendait quelqu'un qui reviendrait - ou pas. Si celui qui se trouvait à l'intérieur avait une femme, des enfants qui s'inquiétaient, debout sur le pas de la porte, à regarder le chemin qui le leur ramènera.

Ou pas.

Velvania passa les semaines qui suivirent coupée du monde. Complètement. Dans sa tête. À imaginer qu'Il revenait. Il lui manquait tellement! Elle n'avait personne avec qui parler. Personne pour la consoler. Il fallait qu'elle veille, qu'elle change les pansements et fasse boire son malade qui délirait depuis trop longtemps. Elle avait l'impression d'avoir tout échoué.
Amèrement.

Le jour où son nouveau protégé s'éveilla, elle était assise près de lui et tamponnait son front mouillé de sueur avec un linge humide pour le rafraîchir; il faisait particulièrement chaud et la nuit avait été interminable. Elle n'avait pas remarqué qu'il la regardait, et, lorsqu'elle l'avait vu, elle avait souri pour rapidement baisser la tête et retrouver son air buté qu'elle affichait depuis presque une semaine pour absolument personne.
Elle tremblait, et fut obligée de s'interrompre quand elle sentit qu'il avait pris son menton et le soulevait doucement, observant les traits harmonieux de son visage à elle. Il sourit à son tour et rebaissa son bras, comme exténué. Il se rendormit.
Chaque jour il observa le même rituel, sans savoir - ou sachant peut-être - que cela chassait peu à peu les regrets que la guérisseuse avait en lui disant qu'elle avait réussi à le sauver. Quand il s'assit pour la première fois elle commença à accepter le départ. Au fil des jours, alors qu'il reprenait des forces, elle réussit  à penser que son frère pouvait être heureux sans elle.
Sans pleurer.

Il ne se souvenait de rien; ni d'où il venait, ni où il allait, ni de ce qui était arrivé, ni de sa famille, ni même de son nom. Elle l'aida patiemment à réapprendre à marcher, en se tenant tout d'abord puis jusqu'à ce qu'il ait assez de force pour faire le tour de la maison seul, en lui racontant l'histoire du Prince et de la Princesse qu'il semblait apprécier autant qu'elle. Lorsqu'il fut assez remis elle l'emmena dehors pour regarder la mer, la seule fenêtre de la chaumière donnant sur celle-ci étant celle de la chambre du frère disparu à l'intérieur de laquelle elle refusait d'entrer. Dès lors ils passèrent le plus clair de leur temps dehors, à regarder l'horizon, en essayant d'imaginer des vies aux oiseaux qui volaient tout en haut ou encore aux poissons qui nageaient et qu'ils voyaient parfois sauter hors de l'eau tout en bas. Elle le baptisa Oseyan, comme la mer qu'il adorait tant contempler. C'était un mot emprunté à la langue des marins qu'elle avait apprise avec un ami qu'elle s'était fait lorsqu'un bateau avait échoué sur des écueils situés juste en bas du pic rocheux où se trouvait la maison. Cependant Lui et sa famille étaient vite repartis et elle n'avait jamais revu ce petit garçon avec qui elle avait ri et nagé sous les regards protecteurs de leurs parents qui marchandaient des matériaux de construction, de la nourriture et des barils pour transporter l'eau.
À chaque jour les yeux du jeune homme s'ouvraient un peu plus, gagnant en charme mais surtout en sagesse au contact de cette si douce amie qu'il s'était fait et avec qui il semblait qu'il resterait pour la vie - possibilité envers laquelle il ne manifestait aucune amertume-, et c'est la mer dont il portait maintenant le nom qui scella leur rapprochement qui n'était avant que sous-tendu. Une seule fois elle lui avait demandé s'il n'y avait peut-être pas quelqu'un qui l'attendait, et il n'avait pas répondu, comme craignant, en essayant de se souvenir, de mettre le doigt sur quelque chose qui ne lui plairait pas du tout.
Lorsqu'il fut capable de se promener seul dans les environs et qu'elle eut ouvert la porte de la chambre du fugueur pour la première fois depuis le début de son «deuil», elle abandonna peu à peu les routines de soignant à patient qu'ils avaient adoptées, leur relation se transformant au fil des longues heures de contemplation qu'ils partageaient. Et un jour, dans un élan de nostalgie, il saisit son menton et observa pendant quelques instants ses traits qu'il connaissait par cœur, silencieux. Il plongea ensuite, et pour la première fois, ses yeux dans les siens, et elle se laissa noyer dans l'océan gris bleu de son regard. Ils restèrent ainsi, muets, jusqu'à ce qu'elle souffle un peu trop fort et  détourne son visage brusquement. Elle ne voulait pas qu'il remarque ce qu'elle ressentait.

L'été passa et les feuilles tombèrent, le vent s'empara plus que jamais des côtes et Oseyan descendit pour la première fois au village alors qu'elle finit d'accepter que son frère bien aimé soit parti pour le mieux. On lui confectionna des vêtements chauds pour rembourser des dettes d'honneur que l'on avait encore envers sa compagne, et ils purent recommencer à contempler les flots côte à côte, activité qu'ils avaient quelque peu délaissée du fait du froid, à regret. Ils étaient heureux. Heureux ensemble, heureux des côtes, heureux du Prince et de la Princesse dont l'histoire les touchait tant. Ils vivaient sans penser, comme des enfants.
Comme des amoureux.

Tout bascula un morne après-midi de novembre.

Il l'avait demandée en mariage. Elle s'était jetée à son cou en pleurant, trop émue pour faire autre chose que balbutier un oui presque inaudible dans l'oreille de celui qui la souleva et se mit à la faire tourner, comme ce que l'amant de la Princesse avait fait avant que le Prince ne revienne. Lorsqu'il l'avait reposée, elle avait appuyé son dos contre son torse et il l'avait entourée de ses bras. Et lorsque le Prince vengeur revint - il ne se présenta pourtant pas sous la forme ni du Prince, ni du frère qui avait joué son rôle au départ -, ils regardaient ensemble l'immensité, la mer qui semblait pouvoir les engloutir et ne disparaissait qu'avec l'horizon… Un bruit de pas ne suffit pas à les arracher à leur contemplation, mais ils se retournèrent lorsqu'une voix un peu trop aiguë, grinçante, s'éleva.

-    Rolland Alaric Faucond'Or! Veux-tu bien me dire ce que tu fais ici?

Tout revint à Oseyan, le frappant comme un coup de poing, lui coupant la respiration. Il s'appelait Rolland. Il avait vingt-huit ans. Il était promis depuis la naissance de Mathilde, de neuf ans sa cadette -  ses parents étaient intraitables sur le sujet - il avait fugué le soir des fiançailles officielles. Sa vie entière défila devant ses yeux, le laissant bouche bée. C'est la voix nasillarde qui était maintenant beaucoup plus proche qui le tira de sa rêverie.

-      Il y a cinq mois que nous te cherchons et toi tu… Tu…
Velvania détaillait la voluptueuse nouvelle venue, plus jeune qu'elle, dont la voix ne cadrait pas du tout avec l'image de noblesse et de beauté hautaine qu'elle projetait.

-      Bref. Je suis bien heureuse de te revoir enfin, nous avons prévu le mariage pour dans quelques semaines… Mais où sont passés tes vêtements? Et quel genre de guenilles portes-tu? Oh, comme tu dois être soulagé que nous te sortions d'ici! Et en fait, si ce n'avait été de ce drôle de bonhomme qui entendait des voix…

La jeune guérisseuse se crispa. Ce n'était pas possible…

-     Qui? Qui était ce drôle de bonhomme? Quel était son nom?

Elle se sentit toisée par ce visage condescendant, pincé.

-      Mais qui est-ce que tu tiens par la main? Pas une de tes nouvelles conquêtes, j'espère? Quand ton père l'apprendra… Il était déjà en rage de savoir que tu t'étais exilé dans quelque village éloigné… Mais j'ai emmené un cheval de plus pour toi, tu sais, l'escorte attends en bas. Et en fait, comme je t'aime, j'essaierai de contenir la colère qui serait supposée se déverser sur toi et qui bouille depuis… Depuis que nous savons où tu te trouves… Peut-être cinq ou six jours… Allons, viens, tu ne vas pas me dire que tu tiens à cette cabane déglinguée, Rolland!

Elle tendit la main avec un sourire mielleux, et lança un regard méprisant à celle qui tenait encore plus fermement la main de son bien-aimé.
Était-il vrai qu'elle n'était qu'une de ses conquêtes?

-      Je ne te suivrai pas, Mathy.

Oseyan - ou peu importe quel était son nom - avait parlé d'une voix calme, posée. Presque compatissante pour cette enfant qui l'aimait tellement, mais qu'il détestait de toute son âme, qui resta bouche bée, les yeux ronds, de cette réponse à laquelle elle ne s'attendait pas.

-      Je ne partirai pas. Je vais rester ici, tu comprends?

-      Mais… Mais…

Elle bégayait et ne trouvait plus ses mots. Sa voix au registre un peu trop élevée la rendit même pathétique alors qu'elle cracha des salutations pleines de mépris.
Elle revint le lendemain, à l'aube, et proféra le même message.
Puis la journée d'après.
Puis l'autre d'après.
Ainsi pendant près de deux semaines. Elle venait leur rendre visite avec un visage toujours plus noirs, des yeux toujours plus enfoncés  dans leurs orbites, des paroles toujours plus venimeuses après le refus. Bien vite, la seule activité de Velvania et Rolland se résuma à s'asseoir au bord du gouffre, les pieds dans le vide, et d'imaginer sans rien dire ce qu'il adviendrait d'eux.
Puis elle arrêta de venir, longtemps, leur permettant de respirer et de retrouver leur bonheur, leur permettant de recommencer à penser à ce mariage qu'ils avait laissé de côté.
Et elle revint.
La dernière fois qu'elle se présenta à leur porte, elle cogna avec plus de détermination que jamais. Elle avait les yeux bouffis et rouges, le teint trop pâle. Elle ne réitéra même pas son invitation.

-      Tu ne veux pas me suivre, très bien.

Elle se tut l'espace de quelques instants, juste le temps d'effleurer la joue balafrée de son ex-futur fiancé.

-     Mais nous reviendrons. Nous incendierons ta maison. Nous dévasterons tous les souvenirs possibles de ton bonheur avec cette garce, et nous l'envoierons où tu ne pourras jamais la revoir. Et alors… Alors tu seras à notre merci. Et si ce n'est pas assez, nous la retrouverons, ta pseudo bien-aimée - qui croit sûrement être la première dans ta vie - a tort, et nous la torturerons! Devant tes yeux!

Elle le regarda avec toute la méchanceté que peut engendrer la jalousie.

-      Et je le ferai de mes mains s'il le faut.

Et elle partit, altière, mais versa une larme en leur tournant le dos. Elle venait de s'interdire toute possibilité d'amour de la part de celui qu'elle aimait… Mais elle devait rester forte. Il l'avait détruite, elle le détruirait.
Et si elle n'avait pas réussi à les effrayer, elle aurait au moins semé le doute.

Les jours qui suivirent furent noirs, l'ardeur de l'amant refroidi par l'écart que l'amante tenait à garder avec lui. Elle avait cru comprendre qu'elle n'était ni la première ni la seule. Qu'elle n'était qu'une parmi tant d'autres, un interlude. Elle se sentait blessée mais en même temps presque heureuse de voir qu'elle était l'objet des menaces, du fiel déversé dans le but d'atteindre son tout nouveau fiancé, mais refusait de le croire entièrement lorsqu'il lui disait que tout ce qui avait été dit n'était qu'un tissu de mensonges. Elle avait peur de le perdre, mais avait encore plus peur de ne l'avoir jamais vraiment eu… Elle avait pourtant toujours été loyale.
Ils ne se touchèrent pas que pour s'asseoir côte à côte encore, et les rares tentatives de discussion finirent par des remarques cinglantes. Le désarroi de Velvania les rongeait tous les deux. Ils continuèrent de s'éloigner encore un peu.

C'est quand une fillette du village arriva devant chez eux à une heure incongrue en criant qu'il fallait qu'ils s'en aillent qu'ils retrouvèrent leur ardeur; ils ne voulaient pas se quitter malgré les différents et c'est ce qui arriverait s'ils ne partaient pas tout de suite. Ils remplirent deux ballots de fournitures indispensables en écoutant le récit selon lequel une petite troupe de soldats portant des torches enflammées demandaient la maison de la soigneuse. Ils embrassèrent l'enfant en la remerciant et descendirent le chemin abrupt menant chez eux - le deuxième, trop dangereux, que personne n'utilisait plus depuis des années - et se retrouvèrent en fuite, des bannis pour cause d'amour impossible assumé. Ils marchèrent des jours et des jours, réussissant à se mendier logement et nourriture.
Velvania, incapable de résister à ses instincts généreux, se trouva à aider chacune des âmes en peine qu'ils croisèrent, et ils réussirent à bien survivre en ne restant au maximum que quelques jours à un même endroit, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent, au printemps, dans une petite ville où une patiente particulièrement reconnaissante leur offrit de rester chez elle pour aider la communauté en plus d'elle-même.
Elle trouva du travail pour Rolland et garda la jeune fille chez elle, la présentant à la société qui se réunissait dans sa vaste maison pour d'incessants bavardages presque tous les jours. Elle était influente et plusieurs eurent recours pour tel ou tel maux à cette nouvelle jeune femme si resplendissante, à sa grande joie de se sentir utile, comme à la leur de se sentir mieux par rapport à des douleurs qui, parfois, les suivaient depuis des années.
Le jour où elle se rendit compte que ses protégés ne portaient pas d'alliance, la bonne samaritaine s'informa de leur statut. Ils lui expliquèrent rapidement, éludant les renseignements compromettants, et racontèrent leur histoire ensemble lorsqu'elle demanda plus de précisions. Elle dut finalement leur dire de partir - à regret - en leur apprenant par le fait même que des avis de recherches mettaient leur tête à prix s'ils étaient ramenés vivants elle ne savait où, dans un comté plus ou moins lointain. Elle leur fournit un plan menant vers l'endroit reculé où elle était née, où ils pourraient se marier et vivre en paix en leur souhaitant la plus heureuse des vies.
Alors qu'ils frissonnaient, en se tenant la main, de peur d'être retrouvés, elle leur redonna leurs ballots avec lesquels ils étaient arrivés emplis de vivres qu'elle avait eu le soin de choisir, ainsi qu'un cadeau, voile de fine dentelle blanche, destiné à la jeune fille qui versa une larme en lui disant au revoir.

-           J'étais supposée le porter… Mais mon fiancé mourut des suites d'une chute à cheval peu avant la noce. Je te l'offre et je suis déjà fière de savoir que tu le porteras… Vous me manquerez tous deux, vous savez, les quelques semaines passées avec vous ont éclairé ma vie qui tire déjà à sa fin… J'aurais aimé vous marier moi-même mais je ne veux pas vous mettre en danger en vous gardant trop longtemps près de moi, dans une ville si accessible par le grand chemin…

Elle afficha un sourire mélancolique en les embrassant, voyant partir avec eux les enfants qu'elle n'avait pas eus, et referma la porte tristement après les avoir regardé s'éloigner.
Elle mourut à peine quelques semaines plus tard.

Les deux amants continuèrent leur route jusqu'à arriver où on ne pourrait jamais les trouver - ils avaient eux-mêmes cherché pendant des jours le village vers lequel ils avaient des directions précises. Heureux, ils entrèrent dans l'enceinte naturelle protégeant cet étrange bourg abritant à peine quelques familles, qui sortirent toutes pour les regarder passer en murmurant qu'ils n'avaient jamais vu un si beau couple, si royal, dans leur village d'où ils n'étaient jamais sortis. On s'informa de qui ils étaient et dirent qu'ils avaient été envoyés par une native qui vivait maintenant à la ville, et on les traita comme s'ils étaient eux-mêmes celle qui était partie il y a des années. On leur attribua une maison vide mais bien entretenue, et on vint leur porter de la nourriture en échange de leur histoire qu'ils racontèrent plus de fois qu'ils ne purent les compter, et qui fit perler une larme à l'œil de toutes les femmes. On les présenta au célébrant - un vieil homme qui semblait porter le poids du monde sur ses épaules - qui accepta de les unir. Ils prirent comme témoins un jeune couple qui avaient été particulièrement émus par leurs voyages obligés autant qu'émerveillés par leur description de l'océan.
Lui en chemise de toile et elle en robe blanche, vêtements confectionnés par les jeunes filles qui gloussaient à leur passage, pour le pire mais surtout le meilleur, jusqu'à la fin des temps, ils se marièrent sous le regard sûrement bienveillant de quiconque pouvait alors régner au-dessus de leur tête.
Elle aurait aimé que ses parents, et encore plus son frère, soient présents.
Lui était tout simplement heureux.
La jeune mariée, comblée, ne se rendit même pas compte qu'elle égara le voile qui lui avait été offert alors que, après les célébrations grandioses qu'on leur réserva, ils rentrèrent chez eux. Elle s'en voulut souvent, ensuite, mais se dit qu'au moins elle l'avait porté; reste qu'elle regrettait de ne pas pouvoir offrir à son tour ce précieux cadeau à une éventuelle fille - ou  belle-fille - qu'elle espérait bien avoir.

Ils vécurent ensemble, radieux et dans toute leur splendeur, jusqu'à ce que Velvania se voie obligée de partir, avant même que la nature ne leur ait donné d'enfants: son frère lui avait laissé un message lui demandant de le retrouver à un étrange rendez-vous, invitation qu'elle ne pouvait refuser de par son auteur. Elle quitta son mari en lui promettant de revenir.
Elle traversa le portail divin en compagnie de celui qu'elle venait de retrouver. Et si elle ne sut jamais s’il l'avait approchée parce qu'il trouvait maintenant ce qu'elle faisait juste, cela mit tout de même fin à ce qui la rendait alors heureuse.
Elle devint déesse en plus, protectrice des amoureux et mère de la guérison.

Quand, finalement, l'heure de Rolland Alaric Oseyan Faucond'Or, mari d'une divinité qui lui manquait terriblement, fut venue, elle tint sa promesse.
Et revint pour le chercher.

Aucun commentaire: