Un soupir. Voilà tout
ce que Saenora réservait à la mort de son infortunée mère. Un simple soupir, un
soupir de satisfaction mélangé à de la rancune. Même elle trouvait que ce
manque d’émotions à l’égard de sa mère était étrange. Mais plus rien
n’importait, elle allait partir. Tant de mièvreries de la part de sa soeur
Telessia la dégoutaient. Elle ne ressentait plus le besoin de rester désormais.
Le monde l’attendait, plus d’odeurs et de saveurs à découvrir au-delà des
frontières. Sa morne routine de vie ne lui suffisait plus. Elle ne se
pavanerait plus comme cette gamine immature qu’elle était dans sa jeunesse.
Elle quitterait cette région, cette chaumière, et s’en irait, peu importe où.
Elle s’en irait, un jour.
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Telessia quitta la
région peu après la mort de leur génitrice. Saenora fut surprise, car sa soeur
était plutôt attachée à sa terre natale. Peut-être qu’elle était partie pour de
bon, selon Saenora. De toute façon, cela lui importait peu maintenant. Ses
pensées étaient plutôt dirigées vers ses songes pour l’instant.
La nuit dernière, un
rêve nébuleux vint hanter l’esprit de la jeune femme. Un rêve où paroles et
images s’entremêlaient dans un chaos déboussolant, où Saenora n’était qu’un
jouet entre les mains d’un être aussi mystérieux que charmeur. Elle parcourait
des terres dévastées, des hommes et des femmes sans visages à ses côtés. Une
douce voix lui disait quoi faire, où aller, et quoi penser. Elle se voyait
marcher, sans pouvoir faire quoi que ce soit pour se détourner de son chemin.
Puis, un autel et une bassine parvinrent à elle. Elle s’approcha de la bassine,
et aperçut une eau noire comme l’onyx. Un pâle reflet apparut, et la jeune
femme put voir un visage méconnaissable. C’était le sien. Puis l’eau commença à
bouillonner, puis se changea en sang. La jeune femme se réveilla, sans frayeur
quelconque, mais se remémorant son rêve attentivement.
Le temps passa, et la
jeune femme se trouvait de plus en plus souvent seule dans la vieille maison.
Méloria n’était pas venue depuis longtemps, elle semblait avoir quitté la
région elle aussi. Le père était souvent dans la vieille grange, où dans le
village à boire et à se morfondre dans sa malchance. La jeune femme se
questionnait alors sur son destin et le sens de sa vie. Le temps passa, et elle
finit par quitter la chaumière, un matin. Le soleil levant était écarlate,
comme le sang, et lui montra son chemin.
Bref, elle était enfin
partie, comme elle l’avait désiré. L’air pur et la liberté d’aller où elle
voulait l’enivraient. Sa joie montait à chaque pas qu’elle faisait, tandis
qu’elle s’éloignait de la maison qui l’avait gardée prisonnière pendant tant
d’années. Elle marcha donc, l’esprit ailleurs, des lieues durant, sans
s’interroger sur sa destination. Elle parvint aux portes d’un village populeux,
où plusieurs personnes convergaient en même temps qu’elle pour aller au marché.
L’ambiance chaleureuse réconforta la jeune femme, et elle sentit tout de suite
la nécessité de passer un peu de temps dans ces lieux accueillants.
Saenora se paya une
pinte d’hydromel avec une poignée de monnaie qu’elle fourgua à un garçon
d’écurie qu’elle charma sans problème. Assise au fond d’une taverne, elle
sirota son breuvage en lançant des oeillades méfiantes à ses voisins. Tout à
coup, un homme vêtu d’habits de voyage et à la tignasse blonde entra. Avec
assurance, il salua le tenancier d’un signe de tête et jeta un coup d’oeil à la
pièce silencieuse. Il se dirigea d’un bon pas vers Saenora et s’assied à ses
côtés.
«- Bon matin, ma jolie
demoiselle! Que faites-vous ici de si bonne heure? Le marché vous intéresse?
- Non, répondit la
jeune femme après un long silence.
- Hum, fit l’homme
avec désarroi. Et bien…que faites-vous ici dans ce cas? Il est étrange de voir
une aussi jolie femme que vous boire en matinée!
- Je ne fais que
passer, dit Saenora en prenant une lampée de son breuvage. Je n’ai pas de destination
en fait…»
Le jeune homme
commanda un repas au tenancier et sourit à la femme en recevant son assiette.
«- Et bien, je
pourrais vous aider en ce qui concerne votre destination, reprit l’étranger. Je
me nomme Asgill, voyageur de commerce, mais ma profession reste indéfinie…»
Asgill éclata d’un
rire chaleureux et prit une bouchée de pain.
«- En tout cas, votre
arrêt-clé doit assurément être la grande cité à l’ouest d’ici. C’est là-bas que
je fais commerce d’habitude. Mais si vous voulez y aller maintenant, il faudra
traverser le Grand Lac en bac. Il y a un port non loin d’ici. Les routes sont
trop dangereuses à emprunter pour une demoiselle comme vous, c’est pourquoi je
vous conseille d’y aller par voie navigable.»
Le jeune homme termina
son assiette avec un soupir de satisfaction.
«- …Le transport en
bac est assez cher. Il n’en tient qu’à vous d’avoir l’argent nécessaire. Vous
avez de l’argent, j’espère?»
Saenora regarda Asgill
un long moment et répondit sans vraiment penser:
« -Oui bien sûr. Merci
pour votre aide, messire Asgill»
La jeune femme lui
adressa son plus beau sourire, et cela eut pour effet de faire fondre le
voyageur sous son charme. Il bafouilla quelques adieux, et quitta la taverne en
jetant un regard amical à Saenora. La jeune femme se leva à son tour, et quitta
la taverne.
Elle se rendit au port
le plus près, à plusieurs lieues du village. Arrivée là-bas, la jeune femme
consulta les tarifs de transport vers la cité.
«- Dix pièces d’or
pour une seule traversée? s’écria Saenora, stupéfaite.»
Elle s’en retourna au
village, déconfite. Comment pourrait-elle obtenir cet argent? Il lui faudrait
beaucoup de temps pour l’amasser, et si elle voulait passer du temps à la Cité,
il lui en faudrait encore plus. Les quelques piécettes qu’elle avait prises
lors de son départ ne lui seraient pas suffisantes. Il lui faudrait trouver un
moyen d’amasser cet argent. Et vite, car elle ne supporterait pas de rester de
nouveau au même endroit pendant longtemps.
Un pressentiment la
prit soudain, et elle reprit la même route qu’au matin. Ses pas la menèrent à
la vieille maison branlante. Elle entra sur la pointe des pieds, et s’avança
sur la pierre poussiéreuse qui servait de plancher. Son père était assis à la
table, lui tournant le dos, et s’affairant à manger un maigre déjeuner. Saenora
prit un tisonnier près de l’âtre, et asséna à l’homme - doucement, mais surement
- un coup bien placé. Le malheureux tomba inconscient, toujours vivant, mais
désormais avec une belle ecchymose sur le crâne.
Saenora sortit et alla
dans la cave des réserves. On ne pouvait compter que quelques tonneaux et une
caisse en bois moisi, et ceux-ci étaient presque vides. Elle regarda alors dans
un des tonneaux. Dans celui-ci se trouvaient quelques pains et un sachet de farine,
mais en dessous se cachait quelque chose de bien plus intéressant. Un panier
couvert d’un tissu sale se trouvait au fond, bien dissimulé. La jeune femme le
prit, enleva le tissu et découvrit une petite fortune, plus précisément de l’or
et des gemmes rares.
C’était la fortune que
le père cachait depuis toutes ces années. Le pauvre homme eut si peur lorsqu’il
perdit son commerce jadis qu’il se jura de ne plus jamais se faire prendre. Il
camoufla donc cet argent, et le chérit tant qu’il ne voulut pas y toucher. Il
laissa donc sa famille entière à la misère, croyant bien faire en cachant leurs
dernières ressources monétaires. La folie s’empara de lui, au bout du compte.
La jeune femme quitta
donc la cave avec l’argent, et entra de nouveau dans la maison. Son père était
toujours là, allongé misérablement. Saenora prit alors un bout de papier,
l’alluma dans l’âtre où quelques flammes s’agitaient encore, et mit le feu aux
rideaux et au tapis, faisant en sorte que la chaumière entière brule. Elle alla
dehors et mit le feu à la grange, où dormait la vache. Tout son passé était
derrière elle à présent. Elle repartirait à zéro.
Son pressentiment lui
avait été utile, pour une fois. Enfin, ce n’était pas une intuition comme les
autres… Tout cela, c’était cette voix qui lui avait dit. Cet être…
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Saenora se rendit au
port près du village. Elle eut amplement assez d’argent pour pouvoir embarquer
à bord du bac. Elle traversa donc le Lac, magnifique plan d’eau se mêlant aux
cieux tant il était grand. Le trajet s’avéra long, mais ce qui s’offrirait à
elle après tout ce temps tâchait de la garder en place. Au bout d’un certain
temps, on put apercevoir les lumières de la ville dans le crépuscule, et le son
d’un clocher au loin.
La jeune femme débarqua
du frêle traversier, et se rendit à une auberge, à la recherche d’un lit et
d’un bon repas. Elle ne lésina pas sur la qualité de ladite auberge. Elle entra
donc dans un commerce sympathique, aux murs couverts de tableaux et de
chandelles, et à l’ambiance accueillante. Saenora passa ainsi une excellente
nuit, dans un lit douillet.
Le lendemain, la jeune
femme passa toute la matinée dans l’auberge à réfléchir. Maintenant qu’elle
était dans une grande cité, que devrait-elle faire? Elle se concentrait très fort
pour que, peut-être, la voix refasse surface et la guide. Mais rien ne se
produisit. Elle erra donc toute la journée dans les rues de la cité. La visite
lui plaisait beaucoup, et elle était étonnée de voir tant de belles choses.
Fontaines, esplanades, jardins et monuments défilaient sous ses yeux alors
qu’elle parcourait de grandes avenues dallées. Elle aperçut au loin la pointe
d’un clocher, et décida de s’y rendre. Le soleil était à son plus haut lorsqu’elle
mit le pied à l’intérieur de l’église. Un silence étrange y régnait, et la
pénombre envahissait l’endroit. La jeune femme n’avait jamais compris pourquoi
des hommes s’acharnaient à prier des entités qui ne pensaient qu’à semer la
discorde. Pour demander l’aumône, peut-être. Où simplement pour leur plaire,
pour qu’ils les épargnent de leurs actes horribles.
Saenora prit un siège,
et regarda les vitraux avec admiration. L’artiste qui les avait créés devait
être un maitre, car les contrastes de couleurs et les émotions étaient bien
visibles. Cesdits vitraux représentaient des humains assoiffés de sang, des
hommes et des femmes parcourant monts et vallées pour se venger de leurs
ennemis. L’ensemble des œuvres racontait bien l’idéal de ceux qui appuyaient
Akasha dans leur folie.
D’ailleurs, on pouvait voir une statue de bronze à son
effigie –quoique personne ne l’ait jamais vraiment vue – ainsi que son nom en
alphabet ancien sous un autel de pierre. La jeune femme aperçut aussi une
bassine, et eut un élan d’excitation. Elle se leva rapidement et s’aperçut que
la bassine était vide.
La jeune femme quitta
l’église rapidement. Elle savait quoi faire désormais. Mais elle ne se posa pas
de questions quant à son choix. Elle laisserait le destin faire le reste.
« Pourquoi ne pas
faire comme bon me semble, maintenant que les dieux sont partis? Un monde sans
dieux, ce serait si beau. Pourquoi ne pas créer un culte, comme cette idiote
d’Akasha? Des imbéciles voudraient bien me suivre. Ils feraient ce que je veux,
selon mes désirs. Et je serai puissante, très puissante. Pas besoin d’être un
dieu pour avoir des adeptes. Il ne me faut qu’un motif, et une façon de faire.
Et le tour sera joué. J’entrerai dans la légende, on me craindra, et on
racontera mes exploits à travers les âges!»
Elle se rendit à la
forge la plus proche, sans savoir pourquoi, et demanda au forgeron de lui faire
un anneau. Il n’avait pas de clients et il avait des talents de joailler, alors
il accepta. Le charme irrésistible de la jeune femme eut beaucoup d’influence
sur son choix. Il se mit au travail. Tandis que l’homme s’affairait à trouver
l’argent nécessaire à la fabrication, la jeune femme se glissa près de la porte
et la ferma avec un loquet. Elle alla ensuite derrière le comptoir et,
grâce à un couteau qu’elle trouva non loin de là, versa cinq gouttes de sang
dans le moule qui accueillerait l’anneau. L’homme revint, et ne vit rien du
manège. Il procéda à la fonte de l’argent, puis au moulage, comme prévu, et
l’argent se mélangea sans problème au sang. Lorsque vint le temps d’inscrire
sur la structure de l’anneau, Saenora dit ceci à l’homme :
«Par le sang, que la
puissance soit mienne et que mon règne soit éternel.»
L’homme s’exécuta sans
se poser de questions lorsqu’il croisa le regard de la jeune femme. Puis vint
enfin l’étape de la pose de la pierre. La jeune femme sortit de son sac une
petite gemme rouge, surement une améthyste très rare, ou un rubis. Elle la
présenta à l’homme, qui déclara alors ne jamais avoir vu de pierre précieuse de
la sorte. Il la monta sur l’anneau, et l’œuvre fut terminée.
«- Merci pour votre
aide précieuse, mon ami, fit Saenora avec un regard charmeur. Mais je ne crois
pas que vous pourrez aider qui que ce soit désormais. Je suis désolée,
croyez-moi.»
Avec un sourire
sadique, elle empoigna le couteau et trancha la gorge de l’homme, sans bruit.
Il s’effondra par terre, le regard horrifié. La jeune femme lécha la lame
couverte d’hémoglobine et quitta l’établissement par une porte qui donnait sur
la ruelle.
Elle passa les jours
suivants à arpenter des tavernes miteuses où se tenaient les pires brigands et tueurs
à gages. Elle n’avait pour seuls arguments que le sang, et son visage charmeur
faisait le reste. Les hommes et les femmes la suivaient, comme envoutés. Elle
parvint dans une ruelle où trainaient des voyous qui s’amusaient à traumatiser
plus petits qu’eux.
«Ces idiots feront
l’affaire, pensa-t-elle.»
«- Suivez-moi, intima
la jeune femme aux malandrins. Et vous obtiendrez la puissance que vous tentez
d’obtenir misérablement en harcelant des paysans sans défense. Vous serez
reconnus, et on vous craindra. Croyez-moi.»
- Vous avez entendu
les gars? répondit un des hommes avec défi. La bonne femme veut qu’on la suive!
Et comment veux-tu qu’on devienne si puissants, hein? En claquant des doigts?»
Les hommes rirent
bêtement.
«- Par le sang,
répondit gravement Saenora.»
Les rires se turent,
et les visages des hommes se glacèrent, un à un. Ils se regardèrent avec
stupeur. L’autorité que Saenora dégageait, ainsi que les brigands sans foi ni
loi derrière celle-ci parvinrent à les convaincre. Ils les suivirent, ne
sachant pas trop dans quoi ils s’étaient embarqués. Mais ils finirent par être surs
de leur choix quand vint le temps de convaincre d’autres personnes. La crainte
qu’ils inspiraient leur était suffisante.
Après plusieurs jours
à recruter, Saenora conclut qu’ils étaient assez pour l’instant. Elle guida ses
nouveaux « fidèles » vers la porte principale de la ville, et la
compagnie quitta la région en se dirigeant vers l’ouest, vers le soleil
couchant, rouge sang. Ils marchèrent des jours entiers, suivant leur figure salvatrice, Saenora, qui
souriait déjà du succès de son plan. Ils trouvèrent un vieux monastère
abandonné, dont l’entité qui était priée en ces lieux restait floue. Ils s’y
installèrent, et Saenora commença son règne.
Les hommes et les
femmes apprirent à manier un art mystérieux inventé par Saenora et des mages
corrompus. La thaumaturgie. L’art de manier le sang et la chair.
L’apprentissage fût long et difficile, mais au final, les hommes de Saenora s’en
retrouvèrent changés. Ils devinrent plus raffinés et moins brutaux. C’est ainsi
que les hommes et les femmes désormais maitres dans cette nouvelle discipline
quittèrent le monastère sous les ordres de leur Maitresse, et parcoururent le
monde pour corrompre les peuples à ses enseignements et devenir toujours plus
puissants.
On raconte que Saenora
cacha son anneau, son seul compagnon, quelque part dans le monastère où elle
obtint toute sa puissance. Cependant, son corps, lui, ne fût jamais retrouvé.
On dit que Saenora rôde toujours, lame à la main, à la recherche de sang à
verser.