Chapitre premier : Le Pendentif de Telessia

La malencontreuse mort de la mère des trois sœurs s’avéra être un choc beaucoup plus important pour la jeune Telessia. Après avoir pleuré jour et nuit, elle dut se rendre à l’évidence; sa seule amie n’était plus. Elle alla l’enterrer, un jour de pluie, sur les berges du ruisseau où elles avaient tout partagé, depuis le jour où Telessia a dit ses premiers mots. Une pierre tombale qu’elle fabriqua elle-même vint orner le monticule où la défunte gisait. Le lierre et les fleurs ne tardèrent pas à venir envahir la tombe, ce qui créa ainsi un magnifique jardin, dont Telessia et Meloria prenaient grand soin. Elles venaient se recueillir régulièrement, et le chagrin de toute la famille s’apaisait au fil des mois.
Un jour, Telessia partit vers le nord, vers un endroit plus reculé du continent, où la généalogie de sa famille se perdait, et où jadis ses ancêtres vivaient, sans se soucier de ce qui se passait au-delà des horizons. Elle était persuadée qu’elle trouverait plus de réponses à ses questionnements en rapport aux vieilles histoires que racontait sa mère. Elle parlait souvent de sa famille qui vivait très loin au nord autrefois, mais cela n’intéressait pas vraiment Telessia. Celle-ci préférait les contes folkloriques dont sa mère avait le don de raconter chaque détail parfaitement.
Mais maintenant que sa douce voix n’égayait plus la clairière, la jeune femme essayait de se remémorer chaque instant passé avec elle, pour s’en souvenir jusqu’à sa mort.
C’est ainsi qu’elle se détacha de sa famille, qu’elle quitta la chaumière qui l’avait abritée tant d’années. Ne voyant plus rien d’autre à faire, elle partit sans prendre le temps de s’attarder aux adieux déchirants avec sa famille. Telessia ne voyait plus l’utilité de rester plus longtemps dans ces contrées. Les collines s’élevaient devant elle, les rivières s’écoulaient sous ses pieds, les plaines se déroulaient sans fin, et le temps semblait reculer pour accueillir Telessia dans les terres ancestrales de sa famille, autrefois renommée pour sa sagesse et sa bienveillance.
Il ne sembla s’être écoulé qu’une semaine lorsque Telessia aperçut enfin l’océan, pour la première fois. La Baie s’offrait à sa vue, et courbait pour continuer encore plus vers le nord. Le climat plus froid donnait un magnifique panorama aux allures de toundra. Elle vit une petite masure à l’orée d’un bois de grands sapins, et de la fumée sortait lentement de sa cheminée. La jeune femme s’y rendit et cogna à la porte.
Celle-ci s’ouvrit lentement, et fit sortir une douce lueur de feu de bois par l’embrasure.
Une vieille femme courbée se présenta à l’entrée.
«-Bonjour, Telessia. J’avais quelques doutes à propos de ta venue dans la région.
-Bonjour. Vous devez être Maryan, je me trompe?
-Effectivement, mais voilà plusieurs décennies que je n’ai entendu ce nom…je vis loin de la civilisation, et ta mère est la dernière personne à qui j’ai parlé depuis…tu dois venir de loin, n’est-ce pas?
-Oui. J’ai quitté mon domicile voilà plus d’un mois, et je voudrais vous parler, si vous le voulez bien. Entrons.»
Telessia lui annonça la mort de sa fille, et elles parlèrent longuement, mais Maryan restait souvent à observer les flammes de l’âtre, pensive. La jeune femme déclara enfin l’objectif de sa venue, et Maryan resta longuement sans parler, à faire les cent pas.
«- Tu cherches le sanctuaire de notre famille…voilà bien longtemps que j’y suis allé, et ma mémoire me fait défaut ces temps-ci. Mais pourquoi désires-tu y aller?
J’aimerais retrouver la mémoire de nos ancêtres…j’en sais si peu sur mes origines, alors je crois que le sanctuaire familial pourra me donner des réponses.
Je comprends…suis-moi. J’ai encore beaucoup à te dire.»
Elles se rendirent à l’extérieur, et marchèrent sur les rives de la mer. Maryan parla de ses parents, et du village que leurs ancêtres menaient autrefois, avant qu’un gigantesque raz-de-marée l’eût démoli.
La pleine lune se leva, éclairant toute la côte comme en plein jour. Maryan s’arrêta :
«- Je ne peux pas aller plus loin. Le seul souvenir que j’ai du sanctuaire, c’est qu’il est situé dans une caverne à ciel ouvert, près des vestiges de l’ancien village de nos ancêtres. Tu devras emprunter un passage souterrain, mais je ne puis plus me rappeler sa location. Je suis désolée. Je dois te laisser…»
Elle rebroussa chemin, laissant la jeune femme seule devant de gros pics rocheux lui barrant la route. Elle les contourna, et marcha très longtemps à travers les immenses rochers qui peuplaient maintenant la côte. Telessia s’aperçut soudain qu’elle marchait dans des ruines, et que les pierres étaient en fait des vestiges de quelque bâtiment ancien.
Elle se recueillit un instant et entendit une voix près d’elle. Puis plusieurs voix se joignirent à la première. Telessia jeta des coups d’œil tout autour d’elle, mais n’aperçu personne. Elle se rendit compte que les voix provenaient d’une colline plus loin devant elle. Les chuchotements semblaient l’appeler…elle se dirigea vers l’immense colline et aperçu un genre d’entrée, faite de pierres et de branchages. Telessia s’y engouffra, certaine du fait qu’il s’agissait du fameux sanctuaire. Elle marcha pendant quelques instants dans l’obscurité totale, ne se guidant qu’aux voix qui semblaient émaner d’outre-tombe.
Elle parvint dans une grande salle circulaire d’où on pouvait apercevoir le ciel étoilé et la lune. De grandes parois escarpées faisaient office de murs et s’élevaient à plusieurs mètres de haut. À leur sommet se trouvaient d’immenses rochers en forme de dents acérées, de sorte que l’accès par le haut était impossible. Une rampe d’accès permettait de descendre plus bas dans la salle. On retrouvait plusieurs niveaux aux hauteurs différentes, où de grandes plaques de pierre gravées par l’homme s’élevaient. Pour finir, une mare se situait en plein milieu de la salle, abreuvée par un ruisseau cristallin qui sortait d’un petit trou dans le mur. L’eau quittait la salle de la même façon, en contournant les différents niveaux du sanctuaire. Une énorme tombe était à côté de la mare, et on pouvait lire en lettres scintillantes au reflet de la lune les noms des créateurs du village et ancêtres directs de Telessia.
Celle-ci avança avec excitation dans la salle en descendant le passage incliné. Les voix se faisaient de plus en plus fortes, et elles l’accueillaient chaleureusement. Telessia se rendit à la plus grande tombe, et aperçut un tapis sur lequel elle s’agenouilla.
«- J’ai trouvé un sens à ma venue. Me voici, ancêtres, dans votre sanctuaire, et je vous implore de m’aider à donner à ma vie un destin. Je désire en savoir plus sur vous, sur votre présent et mon passé. Donnez-moi une réponse, un signe…»
Les voix se turent. Seul le doux son du clapotis de l’eau venait perturber le silence.
«- Bienvenue, Telessia, déclara une des voix, plus imposante.
Tu es venue nous libérer du silence éternel. Nous te remercions.
Comment vous ai-je aidés? Je n’en ai pas la moindre idée.
Tu nous as cherchés, ton sang est noble. Tes intentions sont bonnes, et tu es de descendance directe des fondateurs de notre famille. Il semble que tu cherches un sens à ta vie. Or, ton destin est déjà tout tracé parmi l’avenir de ce monde.
Que dois-je faire? Je suis simplement venue pour me recueillir près de vos tombes, dans le pays dont ma mère m’a tant parlé. Ma seule vraie amie n’étant plus de ce monde, je me suis dit que ma place était parmi vous.
Je suis là, ma chérie, répondit une voix frêle et tremblante.
Mère? Vous avez rejoint vos ancêtres! Comme je suis soulagée…, je vous croyais condamnée à la solitude éternelle dans la clairière.
Oui. Je suis contente de te parler. Mais le temps nous est venu de nous en aller…
Oui, répondit la première voix. Nous devons partir d’où nous sommes venus…
Attendez! Que dois-je faire? Où dois-je aller?
Cela n’en tient qu’à toi. Si tu désires servir notre mémoire en l’honneur de notre famille, nous te souhaitons bonne chance. Ton destin te guidera vers ton but, peu importe le chemin que tu empruntes. Au revoir, Telessia…
Non! Restez, j’ai tant à vous dire encore! Mère? …»
Le silence reprit sa place, et Telessia attendit patiemment un signe. Les esprits étaient partis. Elle quitta la région, pensive, réfléchissant sur les paroles de ses ancêtres.
Elle retourna chez elle, dans sa région natale, après plusieurs semaines de marche, toujours pensant à son destin. Arrivant à sa maison, elle aperçut une colonne de fumée s’élever dans le ciel. Elle accourut jusqu’à la chaumière, contournant un bosquet, et l’aperçut complètement démolie, les flammes l’ayant rongée et noircie. Elle entendit une complainte provenant des décombres, et aperçut son père, allongé sous les restes d’une porte, complètement défiguré. Telessia vint à son aide. Elle le porta jusqu’au bord du ruisseau et baigna ses plaies dans l’eau fraîche. L’homme était épuisé.
« -Meloria? Non, Telessia… c’est toi? J’étais si inquiet de ton départ prématuré… Je me sentais si seul, ta mère n’est plus là pour moi… Promets-moi de réussir dans la vie, ma fille…change le monde, façonne notre univers… Continue l’œuvre des dieux, ce qu’ils ont abandonné… Fais ce que ta mère a toujours voulu faire… Je veux que les gens se souviennent de ce que tu auras fait… Fais-le… pour moi… pour nous tous…
Je te le promets, répondit Telessia avec émotion.
L’homme émit un dernier râle, et s’éteignit. Telessia l’emmena près de la tombe de sa mère, et enterra son père de même façon que celle-ci. Elle passa un long moment assis entre les deux tombes de ses parents, pleura leur mort, mais surtout réfléchissant à la suite des choses.
«- Comment vous rendre honneur, morts oubliés par le temps?»
La jeune femme entendit un murmure émaner de la tombe de sa mère. Intriguée, elle s’approcha de celle-ci. Dans un élan de son subconscient, elle se mit à creuser à mains nues. Les mains en sang et les ongles cassés, elle parvint à déterrer les ossements de sa mère. Elle resta plusieurs instants à les contempler. Elle se leva brusquement et alla chercher un grand sac dans la petite cabane qui leur servait jadis de grange et qui n’avait pas brûlé. Elle déposa les os dans le sac et quitta la région, repartant vers le nord. En chemin, elle se fabriqua grâce aux ossements un collier rustique, pour honorer sa mère. Elle serait avec Telessia pour toujours. Au fil des semaines et des mois, elle créa un vêtement entier avec les os. Elle coiffa sa tête, sa taille, ses jambes, ses bras et son cou d’ossements. Le crâne de la défunte vint à son cou, pour l’avoir avec elle à tout moment. Elle le décora de signes runiques et de dessins, et enfonça une pierre -qu’elle avait ramassée sur la rive du petit ruisseau avant de partir- dans son front.
Telessia parcourut le monde, à la recherche des murmures des morts. Elle traversa plusieurs villages, inspirant la terreur malgré elle. Après avoir été chassée de plusieurs endroits, elle parvint à la région où se trouvait le sanctuaire. À quelques lieues de celui-ci se trouvait un village côtier. La jeune femme prit la précaution d’enlever ses ossements avant d’y entrer.
Les gens du village vivaient dans des maisons simples en bois. Une église désaffectée était située en plein milieu. Malgré la sobriété de l’endroit, une ambiance très chaleureuse y régnait. Telessia se rendit au puits pour remplir sa gourde et se rafraîchir. Elle se rendit ensuite devant l’église, et levant les bras, attira l’attention des passants.
«- Vous vous demandez sûrement ce qui est advenu de nous, n’est-ce pas?»
Les villageois s’arrêtèrent, étonnés. La jeune femme qui se tenait devant eux avait toute l’assurance du monde, et elle parlait avec émotion. Ces gens étaient son dernier espoir d’accomplir ce que sa famille avait toujours voulu faire.
«- Les dieux créateurs ne sont plus de ce monde. Ils nous ont abandonnés. Il n’en tient qu’à vous de faire le bon choix quant à vos croyances, mais je crois personnellement qu’il n’y aura jamais plus de gens là-haut pour nous guider. Notre destin nous appartient désormais, et nulle foudre divine ne viendra s’abattre sur nous.»
Désormais tous les villageois regardaient stupéfaits Telessia. Aucun d’eux n’osait prononcer de parole.
«- C’est pourquoi je vous demande et vous implore d’appuyer ma cause. Je crois que la vraie foi repose dans ce que nos ancêtres nous ont appris. Ce que les morts savent et ce que nous ignorons. Ce monde dépérit à vue d’œil, mes amis. N’oubliez pas que la conscience de la mort est la première vraie valeur qui nous fût inculquée autrefois, et que celle-ci se perd avec le temps qui passe. Suivez-moi, et vous trouverez bien plus qu’une vie paisible. Vivons ensemble, et auprès de nos ancêtres, pour l’éternité.»
Les gens étaient stupéfaits du discours qu’ils venaient d’entendre. Le calme et la sérénité de la femme étaient épatants. Les exclamations fusèrent et Telessia sortit son pendentif et le brandit à la foule. Un vieillard s’avança et vint aux côtés d’elle. Puis plusieurs autres personnes, pleurant la mort d’un proche, la rejoignirent en silence. Ils s’en allèrent tous ensemble, et parlèrent longuement, chacun de la tristesse qu’ils avaient éprouvée lorsqu’un ami ou un frère avait rendu l’âme. Chacun comprenait parfaitement l’autre, et une amitié se tissait lentement entre eux.
Plusieurs jours après le discours, Telessia décida qu’il était enfin temps de partir. Elle invita ses compagnons à venir avec elle au sanctuaire, et ils acceptèrent tous.
Ils rendirent visite aux ancêtres, et la jeune femme se recueillit.
«- Tu as presque accompli ce dont nous avions tant désiré de notre vivant…, murmura une voix. Pars de ces terres avec tes frères et sœurs, et bâtis ton avenir avec eux. Va vers le nord, tout en longeant la Baie. Nous y serons. Tu n’auras qu’à suivre les astres...»
Telessia expliqua son plan à ses amis, mais certains paraissaient inquiets. La femme les rassura en leur disant que les esprits même l’avaient mentionné. Ils en furent quelque peu soulagés. Ils quittèrent le sanctuaire et allèrent sur la plage. Ils aperçurent alors dans le ciel nocturne une étoile passer au-dessus d’eux. Elle alla en direction du nord, puis s’immobilisa. Soudain, elle éclata dans une pluie de lumière, et une constellation ainsi se créa. L’étoile en son centre brillait de tous ses feux. Telessia décida de prendre cette direction. Ils marchèrent, tels des pèlerins, sur la plage, jusqu’à ce qu’ils arrivent où les ancêtres les avaient guidés.
C’est ainsi qu’ils s’y installèrent et y créèrent un culte pour les esprits et les morts. Ils nommèrent la constellation qui les avait menés là «Telessia», en l’honneur de leur fondatrice. Mais les hommes, eux, l’appelèrent simplement «Constellation du Nord». Lors de la Grande Fissure, plusieurs siècles plus tard, les hommes qui vivaient au nord se virent écartés de la civilisation. Ils développèrent leur propre mode de vie, et restèrent très longtemps dans l’ombre. Lorsque certains d’entre eux quittèrent leurs terres ancestrales pour parcourir le monde, ils devinrent rapidement réputés pour leur grande spiritualité et leur ardeur au combat. On les appela « Hommes du Nord».
Le don de parler aux esprits devint primé dans leur société, et fût pour eux un talent surnaturel offert par les esprits. Le Chamanisme devint leur magie.
On conserva avec attention le pendentif de Telessia, et le grand chaman de la tribu dans laquelle Telessia vécut le porte encore de nos jours comme la tradition l’oblige.
Pourtant, on n’entendit jamais plus la voix de Telessia, au-delà de la mort…
Elle était partie avec ses ancêtres, dans le repos éternel qu’elle avait bien mérité.