Il y a des centaines de milliers d'années, alors que les dieux que nous connaissons n'étaient pas encore des dieux, vivait un jeune homme vigoureux et qui fut longtemps pas assez bon avant de devenir un parangon de vertu.
Il se nommait Raksha.
Lorsqu'il partit de chez lui en embrassant ses parents, ce fut pour s'engager dans l'armée qui recrutait massivement afin d'aller combattre une obscure force dont personne ne connaissait rien; il n'avait envie que du risque après une vie calme passée à labourer des champs. Sa peau tannée et sa forte musculature firent bonne impression, et il suivit, encore tout jeune, le chemin que tant d'autres avaient emprunté avant lui, pour ne jamais revenir.
Si ses parents pleurèrent, ils ne lui laissèrent pas voir: ils ne voulaient pas l'entraver.
Mais ils croyaient ne pas l'avoir élevé ainsi…
Arme au poing, il combattit de nombreuses armées et sortit victorieux de dures batailles apparemment vouées à la défaite, versant trop de sang et passant sur trop de corps - sans s'en rendre compte. Ainsi il fut un soldat rapidement promu «d'élite», jeunot fringant, sanguinaire, sans pitié ni remords. Il fit longtemps la fierté de sa garnison dont il finit par être nommé commandant. Il n'avait alors même pas trente ans. Sans jamais s'intéresser à quelque femme qui put le faire dévier il devint expert en tactiques, apprit à reconnaître les comportements de ses adversaires en les regardant parler et devina des issues inusitées juste en regardant la première ligne formée par des milliers d'hommes. Il s'élevait dans la hiérarchie à une vitesse fulgurante, inspirant des légendes contées partout où les troubadours payés pour divertir les nouveaux comme les anciens chefs de guerre finissaient par se trouver.
Il devint Raksha le grand, Raksha le magnifique, Raksha à la poigne de fer. Seulement par le fait même il entendit vite des Raksha le violent, Raksha le tueur, le violeur, le méchant. Raksha le sans cœur. Il réussit à passer outre par des beuveries un peu trop fréquentes, puis un jour, affalé sur le sol, il crut voir sa mère au loin, seule, frigorifiée. Apeurée de ce que son fils bien-aimé était devenu. Déçue. Il pleura longtemps - larmes que l'on associa sans faire de drame à l'alcool - puis vécut les pires semaines de sa vie alors qu'il se figura qui il était devenu, et que les autres se mirent à le démolir pour cause de prise de conscience. Un militaire ne se remet pas en question; un militaire se bat. Un militaire tue; un militaire ne doit absolument pas penser.
Il est facile de devenir héros. Beaucoup plus que de le rester. Parce que la marche est si infime entre le sommet et la déchéance; on ne voit pas le bord de cette cour dorée que l'on est ivre d'avoir atteinte et surtout d'habiter…
Il fut relayé au simple rang de combattant de compagne alors que les conflits pour qui il s'était engagé - et qu'il ne comprenait toujours pas - demandaient de moins en moins d'homme. Il était certain d'avoir toujours sa place dans l'ordre, mais n'était pas certain d'en être heureux; il savait cependant qu'il était mieux pour lui d'être redescendu et d'avoir vu disparaître les chants à double tranchant le mettant en vedette dont il ne voulait pas.
Un matin, tout bascula alors que sa garnison, devenue minuscule - quinze ou seize hommes à peine-, flânait dans les bois en attendant des nouvelles de l'éclaireur. Un duo de petits bonshommes, presque des gamins, sortirent des fourrés et les intimèrent de leur donner le contenu des sacoches portées par leurs chevaux en les menaçant de leurs couteaux ébréchés. Les cavaliers rirent méprisamment de ces pseudo voyous, avant d'adopter un regard sournois et de dégainer leurs lames, ô combien plus impressionnantes.
Ils en tuèrent un en moins de deux, aucun cri et il jonchait le sol, gorgeant la terre de son sang.
Et c'est alors que Raksha s'éveilla.
Bloquant le coup qui allait être fatal pour le deuxième garçon qui avait reculé jusqu'à être acculé à un arbre qu'il était, dans sa panique, incapable de contourner, il plaça son cheval entre son nouveau protégé et ses anciens alliés qui le regardèrent comme s'il était devenu fou. Les questions fusèrent, mais qu'est-ce qu'il faisait là? On alla même jusqu'aux injonctions de s'écarter, il ne fallait pas laisser s'éloigner ce genre de vermine. Mais même lorsqu'on, par souci de divertissement, se jeta sur lui pour le convaincre de les laisser s'avancer, il ne flancha pas et, en guerrier accompli, il ne fit que les repousser, tous à la fois. Et les mettant à terre, les yeux brillants, il se sentit renaître, et, quand il fut seul encore debout - presque - il emmena celui qui avait été visé par l'attaque, en le réconfortant par rapport à son ami qu'il avait vu mourir. Il avait couru après, même s'il ne le méritait pas, et en sortant enfin des bois il sortit d'une étape de sa vie qu'il voulait laisser derrière, décidément. En disant au revoir et en se préparant à partir, il se vit offrir un étrange collier orné d'un lourd pendentif de métal gravé d'une scène représentant un homme se battant contre d'autres. Beaucoup d'autres.
«C'est pour toi. Une étrange dame me l'a donné en disant que je trouverais à qui il revient de droit. Et là, je le vois bien, c'est à toi.»
Il le passa autour de son cou en regardant le donneur retourner à sa vie de misère.
Ce dernier serait fermier et ne toucherait plus jamais à un couteau de sa vie, laissant ce travail aux autres. Il mourrait vieux et heureux, en racontant l'histoire qu'un jour, il avait rencontré le plus grand et valeureux des hommes.
Raksha lança son cheval au grand galop en sachant qu'on le chercherait pour l'abattre; il avait déjà tué de ses mains des déserteurs. Des jours durant il ne s'arrêta que pour la nuit en essayant de ménager le plus possible sa monture; il ne pouvait pas se permettre de se laisser rattraper. Un matin, il arriva aux portes d'un temple dont il demanda la très sainte protection - qu'on lui accorda, bien évidemment. Il s'installa dans une cellule en attendant qu'on l'oublie et se laissa convertir au culte étrange de ceux qui l'hébergeaient: ils disaient être les messagers de Celle qui les avait choisis, Celle étant une entité quelconque. Il adopta le rang de moine progressivement, en se disant que c'était sûrement mieux, qu'il n'aurait plus à se battre. Il apprit à penser par la lecture de textes provenant de partout et cultiva avec les autres un idéal de beauté et de perfection, dispensa des conseils aux fidèles venant se recueillir. On lui proposa de devenir «père», guide dans la foi. Il savait combattre et protéger, avait toujours l'esprit de répondre par quelque sagesse qui ne déviait jamais de la Vertu, était si dévoué! Raksha ne répondit pas à cet appel: il était trop occupé ailleurs, obsédé par la vue d'une croyante dont les paroles et les traits harmonieux l'avaient charmé.
Il se rapprocha peu à peu d'elle alors que, en tant que religieux mais surtout en tant qu'ami, il fut son confident. Pendant des mois ils se fréquentèrent ainsi, et elle lui demanda finalement de venir avec elle, de l'aider. Elle le voulait à ses côtés…
Il tomba amoureux.
Il quitta l'endroit qui l'avait protégé pendant plus d'un an.
C'était déjà presque l'hiver - comment le temps passait vite! - et il ne reconnaissait pas du tout les paysages que Katerina lui faisait découvrir sur le chemin d'où elle vivait. Raksha, surpris de voir que celle qu'il suivait habitait dans un château surplombant une immense ville, ne le fut pas autant que lorsqu'elle y entra la tête haute en lui chuchotant de l'imiter, et beaucoup moins que quand il se rendit compte que tous s'inclinaient sur leur passage. Elle le présenta au roi avec nonchalance comme un noble venant d'un pays lointain avec qui elle entretenait une correspondance de longue date - le principal intéressé n'apprécia pas le mensonge, mais la princesse lui répliqua que sinon, il aurait été jeté au cachot pour indécence. Il fut installé dans une suite près de celle qui venait de tromper son père pour le sauver - elle exécrait le mensonge, mais se trouvait obligée, en tant que princesse, de l'utiliser de temps à autres dans des circonstances délicates pouvant apporter des conséquences... Disons, pires que les flagellations mentales qu'elle s'infligeait pour divergence de sa ligne de pensée.
Dès lors, ensemble, ils s'efforcèrent de rendre cette ville déjà prospère - ainsi que ses environs - plus juste encore, plus égale. Parcourant les rues et ruelles, joignant leurs talents de guerriers ou d'orateurs dans des querelles de toutes sortes, ils vécurent ensemble des journées «utiles», souvent terminées par de longues séances de débats philosophiques sur ce qu'ils avaient fait.
L'été vint et ils commencèrent à sortir; pendant des heures, parcourant les routes, ils se plongeaient dans un monde imaginaire qu'ils inventaient en riant et, tels des enfants, ils disaient vaincre le Mal en le combattant naïvement. Ils adoraient ce qui était Juste et cultivaient l'Équilibre, il parlait, parfois, pendant des heures de la Vie qu'on lui avait appris à respecter et qu'il voulait tant préserver et élever pour qu'elle puisse, un jour, «être» dans toute sa splendeur. Un jour, lorsqu'ils revinrent d'une longue balade où ils n'avaient rien vu de ces incidents qui nécessitent leur intervention, ils découvrirent un jeune homme affalé en bordure de la route, la jambe gauche pliée dans un angle improbable et le visage affreusement mutilé. Ils s'arrêtèrent et se demandèrent s'ils devaient l'enterrer eux-mêmes, le croyant mort, et découvrirent qu'il respirait encore, quoiqu'inconscient. Katerina se pencha sur lui pour voir de quoi pouvaient résulter ses plaies et, en déchirant le col de la tunique du presque mort pour l'aider à inspirer, poussa un cri d'effroi.
Dans le cou du blessé pendait le médaillon qu'elle avait offert à son frère le jour où il était parti en croisade.
Raksha ramena le corps inerte au château en préservant la jeune fille de la vue du jeune homme affreusement défiguré. Le roi en fut atterré, et sa fille aussi. Cette dernière se retira même au Temple en priant son amoureux de veiller sur le château.
La princesse refusait de quitter sa retraite et le souverain continuait les recherches avec acharnement. Raksha fut lui-même chargé de garder la chambre du blessé. Pendant des jours des hommes et des femmes se présentèrent. Ils ressortirent tous penauds. Le roi alla même jusqu'à aller lui-même chercher une jeune fille qui vivait à des mois de voyage du château. Rien.
Toujours rien.
Et Tristan refusait de mourir.
Excédé, le roi priait chaque jour pour une guérison miraculeuse, mais n'espérait plus. Et puis il demanda un jour à Raksha de s'éloigner de la porte, de le laisser vraiment seul avec son héritier.
Et le roi acheva son fils qui souffrait pour rien.
On cria au scandale, on ne tue pas ainsi, de sang froid! Katerina revint du Temple et explosa de rage, Raksha s'efforça de la calmer. Elle accepta en disant que chaque crime doit être puni, laissant derrière elle un roi effondré.
Il avait pourtant expliqué qu'il ne voulait qu'abréger le calvaire de son fils…
Tout redevint comme avant après quelques jours. On enterra le mort, on instigua une journée de deuil et c'en fut terminé pour tous.
Ou presque.
Une nuit, l'ancien soldat fut réveillé par une main qui effleura sa joue. Il ouvrit les yeux et, sans la voir, entendit la voix de sa bien-aimée.
- Raksha… Crois-tu que tous les torts doivent être réparés?
Il répondit par l'affirmative.
- Alors c'est bien. Je vais accomplir mon… Notre devoir… Ensuite on se mariera, tu te souviens?
Il acquiesça en repensant à leur conversation de l'après-midi. La jeune femme quitta la chambre alors que lui réentendait les paroles qu'ils avaient prononcées. Il n'y avait plus qu'un obstacle à leur union… Elle verrait si elle pouvait y voir… Les torts… La mort de son frère… Ils se marieraient bientôt… Et son père? Peu importait son père… L'obstacle allait être écarté…
Le jeune homme s'éveilla en panique. Il y avait trop longtemps que Katerina était sortie, il était sûrement trop tard!
Sa bien-aimée allait devenir parricide!
Il courut dans les corridors de pierre en direction des appartements royaux, ne rencontra personne: l'aube commençait à peine à pointer à l'horizon. Il poussa brusquement la porte menant au salon privé du monarque - elle était légèrement ouverte - et cria de toutes ses forces.
- NON!
La jeune femme dont la tête était recouverte d'un casque qui la rendait méconnaissable se retourna l'espace d'un instant. À peine. Juste assez longtemps pour que l'homme visé par l'attaque lève l'épée qu'il avait prise on ne sait où et l'abatte sur la tête de la jeune femme qu'il n'avait pas reconnue. Raksha se jeta sur celle qui venait d'être tuée et enleva son heaume, découvrant le visage de la princesse taché de sang. Il ne prit pas le temps d'observer la réaction furibonde du roi et quitta la pièce en emmenant dans ses bras le corps inerte de sa fiancée. Il l'emmena dehors sans penser aux prétendus honneurs que l'on était supposé destiner à l'âme d'un membre de la famille royale, et presque sans être vu et sans anicroche, il la porta jusqu'en dehors des murs, jusqu'à l'autre côté de la colline qui avait servi de protectrice à leurs idées. Il creusa de ses mains nues une fosse pour enterrer Katerina en répétant sans cesse son nom, puis la déposa délicatement dans son dernier berceau.
Avant qu'il ait terminé, le soleil était levé, et c'est dans une lumière chaste et pure qu'il glissa solennellement au cou de la morte son collier à lui, celui qui lui avait été offert et qui représentait, à ses yeux, l'Équilibre. Elle avait finalement été anéantie par ses idéaux, ce qui représentait la pire des iniquités… Il grava sur une pierre le nom de la jeune femme ainsi que son leitmotiv: Justice. Et quitta la plaine, à pied, sans jamais se retourner. Il était blessé et n'était que plus convaincu dans son idée qu'il devait se battre pour l'égalité, se battre pour les morts, mais surtout se battre pour les vivants…
Il marcha longtemps en ressassant les évènements passés, mit ses talents d'orateurs comme de combattant au service de plusieurs dizaines de personnes, mais sans jamais trouver la même fierté que lorsqu'il accomplissait quelque chose avec celle qu'il avait rencontrée, un beau jour, priant pour trouver la Voie…
Il rencontra, en errant, deux personnes - un homme et une femme - avec qui il se lia d'amitié, et qu'il suivit dans une étrange quête d'un portail menant à la divinité qui s'ouvrait aux destins favorables.
Il pourrait sauver tant de peuples en étant un Dieu!
Pas une semaine ne passa avant qu'ils ne découvrent cet endroit mystique.
Sa dernière pensée, avant d'adopter la même attitude béate que ceux qui étaient entrés avant lui, stade de transition entre le mortel et le divin, fut pour Katerina.
Elle aurait été la plus grande des déesses de la justice…
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