Le Grimoire d'Elmir

Il y a des centaines de milliers d'années, alors que les dieux que nous connaissons n'étaient pas encore des dieux, vivait un jeune homme à l'intelligence exceptionnelle.
      Il se nommait Elmir.
      Il naquit dans un immense château, un soir de tempête, dans les catacombes, dans le seul but de ne pas déranger le bal du printemps par les cris de douleur d'une jeune femme qui essayait tant bien que mal de se débarrasser du poids qui lui pesait tant depuis neuf mois. Ni son père ni sa mère ne voulaient de lui, il n'allait être qu'une bouche inutile.
      À quoi sert un enfant lorsque l'on est cuistot et dame de compagnie et que l’on n’a pas vingt ans?
      Mais ils le prirent tout de même du bout des doigts, en grimaçant à la vue du petit visage rouge du bébé que le reste du monde aurait qualifié de «mignon». Qu'allaient-ils faire, maintenant? Ils n'avaient personne à qui le confier, et l'abandonner… L'abandonner, c'était l'acte immoral pour lequel on avait tant exclu de gens, et ce qu'ils ne voulaient pas, c'était bien d'être jetés à la rue pour une bêtise. Ils ne prirent ainsi même pas la peine de le nommer et ramenèrent le petit garçon dans la chambre qu'ils occupaient, et ils le laissèrent là, tremblant, en lui fourrant dans la bouche un chiffon imbibé du lait d'une chèvre que le père était allé traire pour le banquet.
Leurs parents à eux ne leur avaient jamais porté d'attention; comment pouvaient-il envisager d'en porter à qui que ce soit d'autre qu'eux-mêmes?

      C'est le jour même de sa naissance qu'Elmir fit la connaissance de celui qui serait à tout jamais son bienfaiteur. Thibaud était alors âgé de près de soixante ans en ce temps-là mais ne faiblissait pas, ses yeux si habitués aux mots étaient toujours aussi perçants qu'à trente et ses oreilles habituées au silence des livre avaient gardé tout leur acuité. Il avait entendu, en passant par le corridor où on logeait les domestiques, des plaintes étouffées, et avait doucement pris dans ses bras la petite chose qui essayait tant bien que mal de se libérer de ses langes. Fronçant les sourcils, il enleva le morceau de tissu qui avait probablement servi à empêcher le nouveau-né de crier, et il l'emmena avec lui en fredonnant une mélodie que sa défunte mère lui chantait pour qu'il s'endorme, des dizaines d'années auparavant. Il revint le mettre sur la paillasse plus tard, lorsque les domestiques commencèrent descendre dormir. Chaque jour qui suivit, le vieil homme vint chercher celui qui avait en guise de parents deux trop jeunes gens, commençant par seulement le nourrir, puis en faisant ce qu'il croyait devoir faire alors qu'il n'avait jamais eu d'enfant. La bibliothèque dont il était le maître et qu'à peu près personne n'utilisait passa de lieu de recueillement en une pièce bourrée des rires d'un garçonnet qui grandissait chaque jour un peu plus - à l'insu de tous. Il apprit à parler, à marcher, à courir, mais surtout à écouter: chaque après-midi comptait sa période de lecture. C'est même ainsi que l'enfant eut son nom. Le jour où Thibaud apprit que celui qu'il n'avait jamais appelé par son nom n'en avait tout simplement pas, il était en train de lui lire le contenu d'un des livres les plus anciens de la bibliothèque, un parchemin aux coins racornis que personne ne consultait jamais. Il était d'ailleurs hors de la portée du commun des mortels pour quelque raison obscure, ne relatant que comment d'anciens Dieux s'étaient retrouvés déchus, et la manière de les remplacer. En fait, l'aîné n'avait jamais osé s'approcher de la section interdite, mais lorsque le petit lui avait ramené, tenant dans ses mains malhabile ce que quasiment personne n'avait jamais touché… Comment dire, il n'avait pas résisté? Alors il lisait cet étrange récit à son protégé.
      Le chroniqueur à l'origine du document se nommait Elmir, c'est cet étrange homme à l'imagination si débordante qui donna son nom à l'apprenti lecteur.

      Les années passèrent tout doucement. Le cuistot et la dame de compagnie ne s'occupaient toujours pas de leur progéniture en croyant qu'il passait ses journées enfermé - c'était parfait pour eux - alors que ce dernier apprenait maintenant à lire et à écrire, ainsi qu'à parler d'autres langues.

      À douze ans, il parlait couramment deux langues et quatre dialectes, comprenait à l'écrit près du double. À quinze, il était capable de traduire des ouvrages de deux langues mortes à sa langue d'origine. À dix-sept, il avait parcouru à peu près la totalité des livres contenus dans la bibliothèque - et avait assimilé leur contenu. Il eut dix-huit ans, enfin, et on découvrit son existence.

      Personne n'avait jamais fait attention à lui. Il était un meuble, un dictionnaire, un objet à qui ses géniteurs n'avaient même pas fait de lit. Il vivait bien, pourtant, il était heureux dans sa tête alors qu'il se bourrait la tête jour après jour des tonnes d'information qui - peut-être - pourraient le sortir de là.

      C'est le châtelain qui réagit le premier à sa présence, alors qu'il demanda  au jeune homme l'emplacement d'un livre. C'est en se rendant compte qu'il était étranger au personnel qu'il avait l'habitude de croiser qu'il lui avait demandé d'où il venait et qu'est-ce qu'il faisait: n'y avait-il pas déjà un employé en charge de la bibliothèque?
      Alors Elmir répondit en toute simplicité qu'il venait des catacombes et qu'il était en apprentissage.
      Ce dernier fut surpris de voir dès lors une lueur de colère s'éveiller dans les yeux de son interlocuteur, lui qui n'avait jamais rien eu de négatif directement dirigé contre lui - en effet, ses parents n'étaient en colère que pour ce qu'il représentait pour eux, c'est-à-dire une nuisance. Alors il écouta le fiel se déverser sur lui, alors qu'on l'accusait de voler la nourriture d'honnêtes gens, de profiter d'un gouvernement conciliant, de vouloir sauver de son destin de va-nu-pieds… Lorsque les réprimandes cessèrent, il répliqua doucement, en expliquant qu'il était bien né au château et qu'il était fils de domestiques et qu'il se nourrissait des rebuts de la cuisine - et les dieux seuls savent comment une cuisine royale produit de rebuts. Le seigneur, qui allait lui ordonner de se taire, resta bouche bée. Le pseudo assistant bibliothécaire qu'il venait de traiter de tous les noms s'avisait à s'exprimer d'une manière plus soignée, plus recherchée que celle des érudits de la cour. Alors il ouvrit grand ses yeux et détailla les traits bien dessinés de celui qui parlait encore et se confondait en excuses sans se confondre, et il lui fit signe de se taire d'un mouvement de la main, avant de retourner à ses appartements.

      Sans emporter son livre.

      Quelques jours calmes passèrent, où Elmir réfléchit beaucoup. Peut-être était-il temps qu'il parte, peut-être serait-il mieux pour lui et pour les autres qu'il aille découvrir de nouveaux horizons, qu'il parte s'ouvrir un peu plus. Il en parla à Thibaud qui lui avoua que, s'il préfèrerait qu'il reste à ses côtés, il ne pouvait pas le retenir alors que la plupart des gens avaient déjà quitté la demeure familiale à dix-huit ans. C'est le châtelain qui revint quelques jours plus tard en demandant à celui qui pensait déjà à lever les voiles. Il s'assit à une table et commença à parler avec lui de tout et de rien, de la politique, de l'histoire, de la géographie, comme pour vérifier que le choc de l'autre jour avait eu raison d'être. Il partit et revint le lendemain, puis le surlendemain, et pendant quelques semaines, chaque fois en augmentant le niveau de difficulté, en allant chercher les connaissances qu'il croyait être un des seuls à posséder.
      Il se laissa séduire par ce fin connaisseur des choses théoriques.

      De toute façon, il n'avait pas d'enfant.

      Un matin, il revint, accueilli chaleureusement par son nouveau pupille. Au lieu de s'asseoir, pourtant, il lui demanda de rassembler tout ce qu'il possédait; et comme il ne possédait rien il alla seulement serrer dans ses bras le vieil homme qui l'avait élevé, et qui lui remit une bourse contenant tout ce qu'il avait pu économiser pendant toute sa vie, ainsi qu'un grimoire vide. Les larmes aux yeux, les deux se quittèrent et le plus jeune suivit celui qui se mit alors à lui parler de réflexions qu'il avait eues, des discussions qu'il avait tenues, des décisions qu'il avait fini par prendre. Alors il l'emmena dans un bureau richement décoré, où était assis un individu à l'air sévère qui demanda si c'était bien «ça» qu'il fallait qu'il évalue, le «ça» en question étant éligible à une entrée dans une école subventionnée par le roi située dans la capitale, visant à former les futures élites. On présentait habituellement des princes - à la limite des princesses - des vicomtes ou des fils de nobles: c'était assez inattendu que de voir débarquer quelqu'un vêtu d'une chemise élimée et d'un pantalon un brin trop petit. Il se plia cependant aux exigences de celui qui l'avait fait venir, en se disant que, sinon en ramenant quelqu'un, il n'aurait pas tout à fait perdu son temps, et demanda au jeune homme de décliner son identité, et de prendre place. Le seigneur se retira et Elmir, intimidé, fit ce qui lui était demandé, sans oser parler plus qu'il ne fallait. Les questions se mirent peu à peu à pleuvoir, de plus en plus rapidement, demandant des réponses du tac au tac, toujours plus difficiles, avec toujours un plus long développement. Il parlait de bout des lèvres au tout début, mais vite il se reprit, s'enflammant, déclamant avec passion ce qu'il avait tant de fierté à connaître, ne prenant jamais de seconde de réflexion, trouvant toujours, comme par instinct, les mots exacts pour exprimer le fond de sa pensée. Il ne se rendit pas compte du temps qui passait, et lorsque l'entrevue fut finie il était presque triste: il adorait les défis intellectuel. L'homme ne laissa rien paraître sur son visage qu'un impénétrable masque d'indifférence en indiquant la porte.

      Ceci dit, quand il fut seul, il soupira d'incrédulité et souligna trois fois la note qu'il avait laissée, seule au milieu d'une feuille de papier qu'il était habitué de remplir.

«Oui.»

      Le soir même l'assistant bibliothécaire quittait vers d'autres cieux sans savoir où il était mené, assis en face d'un «universitaire» - quel drôle de mot! - qui le dévisageait. Ils étaient dans une voiture noire menée par quatre chevaux, et pas un mot ne fut échangé des deux jours que dura le voyage. Il fut débarqué dans un immense bâtiment, et on lui mit dans les mains une liste d'endroit qu'il devait visiter avant le soir avant de le laisser seul au milieu de centaines d'autres jeunes gens de son âge, ou peut-être un peu plus. Il se retrouva ainsi chez le tailleur qui lui fournit deux uniformes et une toge, chez le libraire qui l'équipa de dizaines de manuels divers - quoiqu'il eut l'impression de maîtriser déjà la matière de plus de la moitié des ouvrages. Il se présenta ensuite dans une entrée où on lui fournit une clé pour se rendre dans «sa chambre», puis lui donner une carte avec des disciplines écrites dessus, dans une grille comportant des heures. Alors il lui montra par où aller pour se rendre aux «dortoirs», et Elmir finit par se retrouver seul dans une pièce plus grande que celle où il habitait avec ses parents, contenant le plus grand lit qu'il n'avait jamais vu - et le plus confortable - et décoré plus richement que ce qu'il n'avait jamais pu même imaginer. Une cloche sonna et l'homme de l'entrée lui expliqua que les cloches signifiaient les repas, que pour les repas il devait revêtir sa toge, et que ceux-ci se déroulaient dans la grande salle. Le nouveau venu, perdu, se vit remettre un plan de toutes les installations auxquelles il aurait affaire, puis resta seul, immobile. N'ayant pas faim, il ne prit pas la peine de se changer et partit faire le tour des lieux: il lui fallait bien se familiariser avec cet endroit où on l'avait tout bonnement largué, mais où on le traitait comme un prince… Il visita des étages complets contenant des pièces où se trouvaient des dizaines de bureaux, puis des bâtiments entiers dédiés à la pratique de sciences diverses, puis deux immenses bibliothèques. Il parcourut bien cinq kilomètres à pied, pour terminer devant une immense salle dont colonnes de marbre se rendaient gracieusement au plafond voûté, si haut qu'il aurait bien pu être un deuxième ciel. Des milliers de personnes en toges noires y mangeaient, installées autour de grandes tables, toutes perpendiculaire à une autre, surélevée, où se trouvaient peut-être une cinquantaine de personnes à l'air hautain - on devinait aisément en celle-ci la table des maîtres.
     
      Mais de quels maîtres?

      Alors, sans se risquer d'entrer, il retourna dans sa chambre et ouvrit le grand livre aux pages banches que Thibaud lui avait offert et, n'osant pas encore écrire à l'intérieur, il admira la qualité du papier, passa les doigts sur la couverture, avant d'éteindre la lumière et de se glisser sous les lourdes couvertures. Il s'endormit paisiblement.

      Le lendemain une jeune fille vint le réveiller, se présentant comme son «guide» qui l'accompagnerait car elle avait le même «horaire». Elle le regardait d'un air méprisant Elmir lui demanda tout de même des précisions sur l'endroit où ils se trouvaient, puis sur toutes ces choses étranges dont le nom ne lui inspiraient rien. Elle lui expliqua tout en lui parlant comme à un débile, mais il ne dit rien à propos du ton condescendant avec lequel elle s'adressait à lui. Il revêtit sa toge et descendit manger, dans une ambiance un peu trop solennelle qui le mit mal à l'aise. Il dut ensuite remonter, se changer, prendre des livres spécifiques et, finalement, suivre celle qui s'était présentée comme Thessaly à travers les différentes infrastructures, jusqu'à une classe où un «maître» assis derrière un bureau les dévisagea d'un œil froid. Dès que toutes les places furent occupées il commença à déverser sa matière au tableau en perdant presque tout le monde et en prenant un plaisir mesquin à questionner sans raison pour humilier.
Étrangement, le nouveau venu, lui, répondait toujours avec exactitude.

      L'ancien protégé du bibliothécaire continua à se plier à la routine stricte et guindée imposée par cet endroit qu'on nommait «académie» ou «université», où il passait tout son temps. Rapidement il apprécia ces leçons où on imprégnait son cerveau de savoir en lui demandant de tout rejeter sur une feuille en gardant pourtant tout en tête pour des travaux futurs. Sciences, langues, littérature, mathématiques, tout y passait, le rationnel en entier était maintenant exposé à sa vue non seulement dans un livre mais à travers un expert qui semblait peu se soucier de vraiment transmettre ce qu'il était censé transmettre. Peu importait. Le soir vint après quatre cours différents, et  fut transcrit dans le grimoire de Thibaud tout ce qui avait été dit pendant la journée. L'ouvrage serait comme une encyclopédie de tous les domaines, le recueil des pensées occupant la tête de ce nouvel élève qui avait déjà manifesté tant de maîtrise des sujets qu'on voulait lui faire connaître.

      Les jours passèrent ainsi, les semaines, où l'ancien dernier venu se forgea une étrange réputation, où il remplit quelques pages de son livre, où sa timidité et sa maladresse furent prises comme une inaccessibilité que l'on enviait, et sa compréhension du théorique comme une supériorité psychologique; on le voyait comme une figure emblématique. Si on le détesta au début pour son manque de constance bientôt on l'admira pour sa différence: il suscitait l'intérêt. Il commença à apprendre à se comporter en société, combla ses lacunes en s'enveloppant d'un voile de diplomatie que personne ne chercha à déchirer. Il maniait les mots avec tant d'adresse, qui voudrait se mesurer à cette sommité des choses de l'esprit?

      Les années passèrent aussi. Le temps suivait son cours et Elmir, tout en continuant de consigner toutes ses connaissances, s'élevait peu à peu dans l'invisible hiérarchie des élèves. Il avait fini par gagner le respect des «enseignants» et était maintenant tout à fait familier avec les concepts qui entouraient cet endroit où il avait été parachuté sans qu'il n'en sache rien - ce jour où le châtelain était tombé sur lui était sûrement le plus heureux de sa vie. Ainsi il touchait presque à la fin du parcours imposé à tous les jeunes gens, et malgré le fait qu'il ait manqué la moitié de la supposée première année d'études il n'avait de retard en rien. L'avenir se profilait à l'horizon: tous retourneraient chez eux alors que lui, sûrement, resterait pour à son tour déverser du contenu dans de juvéniles cerveaux en ébullition. Pourtant, lors d'un déjeuner qui avait été particulièrement frugal, on leur annonça que dès le lendemain, toutes les installations devaient avoir été évacuées.
      Les vivres avaient été coupés: le roi qui finançait les activités de l'«école» venait de s'exiler.
      Bien sûr que tout le monde avait entendu parler de la mort des héritiers, mais personne ne se doutait que ces disparitions auraient ces conséquences!
      Tous firent leurs valises la mine basse, et tous se retrouvèrent dans le parc situé près de la grande salle. Ils se dirent au revoir sans larmes, et Thessaly, qui avait tant détesté venir en aide à l'ancien aide bibliothécaire au début, vint le serrer dans ses bras en lui demandant ce qu'il avait l'intention de faire, maintenant. Il lui répondit qu'il ne prévoyait rien et qu'il allait seulement prendre la route; elle lui proposa de venir s'installer au château de son père. Il lui dit qu'il y repenserait et elle lui laissa un morceau de parchemin avec, écrit à l'encre, le nom de la ville que son père gouvernait. Elle partit ensuite, le laissant seul avec son grimoire presque entièrement rempli et un sac contenant l'aumônière qui lui avait été offerte tant de temps auparavant, sa toge et l'uniforme de rechange qu'on lui avait fait à son entrée à l'«académie».

      Elmir, dès lors, marcha. Sous la pluie et le vent, dans la direction que quelque âme charitable pouvait bien lui fournir, il marchait pour retrouver ce qu'il avait quitté, dormant à la belle étoile, sans jamais arrêter. Lorsqu'il arriva à destination, le seigneur qu'il avait demandé à voir ne le reconnut tout d'abord pas, puis l'accueillit les bras ouvert, souriant, annonçant tout d'abord qu'il avait enfin eu un fils qui avait maintenant trois ans, puis en lui disant que quelqu'un l'attendait.

      Quelqu'un l'attendait?

      Alors il espéra un instant que ce fut ses parents à qui il manquait, mais le châtelain qui le conduisait passa devant leur chambre dans le corridor des domestiques sans s'arrêter, pour s'arrêter devant la porte du fond.

      La pièce du fond était celle destinée aux mourants.

      Celui qui était tout juste revenu laissa échapper un cri étouffé, puis courut en poussant la porte violemment, ouvrant sur un Thibaud d'une maigreur d'une pâleur effrayantes. Il pleura en serrant la main du vieil homme qui ouvrit les yeux et sourit à son ancien protégé.

«Je t'attendais…»

      Ce furent les derniers mots de celui qui avait été le vrai père du jeune érudit - car c'est ce qu'il était, maintenant. Celui qui sanglotait doucement ferma les yeux de celui qu'il aimait tant, puis croisa les mains de ce dernier sur sa poitrine, en glissant entre ses doigts la page qu'il considérait comme la plus importante de son grimoire.

«Tout ce qu'il a été possible de m'apprendre est venu du fait de la grandeur d'âme de Thibaut que je nommerais sans hésitation le juste - ou le grand. Ainsi, tout ce que je fait et ferai lui est destiné.»

      Puis il prit son livre mutilé et descendit ensuite au village, sans parler à personne. Il prit une chambre dans une petite auberge, en ayant l'intention d'y rester jusqu'à nouvel ordre - en s'engageant aux cuisines s'il le fallait. Il s'installa à une table pour manger, et prit place près d'une jeune femme qui se mit à lui parler. Il lui répondit, ils se contèrent leurs histoires, et ils passèrent plusieurs jours ensemble, à esquisser des plans futurs idylliques, où tous deux réanimaient les morts ou ramenaient les disparus. Elle finit par lui demander une faveur, par le convaincre de chercher dans les livres une manière de servir le Bien plus que personne n'avait jamais fait. Il repassa dans sa tête tous les ouvrages qu'il n'avait jamais parcourus, et finit par arrêter son choix sur le manuscrit même d'où il tenait son nom. Il n'avait pas besoin de livres mais elle voulut tout de même qu'il aille le chercher. C'est ainsi qu'il remonta au château alors qu'il ne voulait pas, et se trouva nez à nez avec celle qui était supposée être sa mère. En le voyant si grand, si beau, si richement habillé, elle voulut le prendre dans ses bras mais il refusa: il lui demanda seulement de porter son grimoire - sans l'ouvrir! - jusqu'à la bibliothèque. Il lui dit de le mettre à la place du document ancien dont la reliure portait le nom «Elmir», et de lui ramener ce dernier. Il lui écrivit sur un morceau de parchemin qu'il tira de sa poche l'inscription qu'elle devait chercher - elle ne savait pas lire - et il lui demanda de revenir vite.
      Elle fit ce qui lui avait été demandé dans un temps record, et ramena en bonne et due forme ce qu'il avait demandé. Sans la remercia il la quitta, encore, et retourna trouver à l'auberge son amie qui lui sourit chaleureusement.
      En voyant qu'il n'avait plus son grimoire elle fronça les sourcils, mais il lui tendit bien vite ce qu'il avait ramené. Il lui indiqua l'endroit où étaient situés les renseignements qu'elle cherchait.

«Les successeurs ensemble arriveront.
Si tu fais partie d'eux te chercher ils viendront
Et tu devras chercher chez toi et chez les autres;
Vous serez tous un groupe, telle assemblée d'apôtres
Pour trouver le chemin de la Grande Vérité,
Pour révéler ce qui aura été auparavant tracé,
Si tu es bien des leurs ton esprit s'ouvrira:
Jamais tu ne craindras la fatalité qui viendra.
Et ensemble, héritiers, destins favorables,
Trouverez le Divin, avenir inéluctable…»

      Il lut à voix haute, et elle lui fit part de ses craintes par rapport au fait qu'elle n'y comprenait rien. Puis il lui pointa une note écrite d'une main différente, dans le coin inférieur droit de la page.

«La forêt est toujours le meilleur endroit pour trouver les endroits cachés»

      Le lendemain ils partaient, avec sur eux quasiment rien. La jeune femme offrit son grimoire presque plein - lui aussi! - à son ami, qui l'accepta en retenant une larme de gratitude, et ils se dirigèrent vers la forêt la plus proche, à défaut d'en connaître une autre. Ils rencontrèrent sur la route un homme, fervent défenseur de la Justice, qu'ils acceptèrent comme membre de leur expédition après avoir entendu son histoire - histoire qui avait été contée avec une émotion particulière que même le plus grand comédien n'aurait pu feindre.

      Pas une semaine plus tard, ils trouvaient une grande clairière éclairée d'une lumière surnaturelle, où ils entrèrent un par un, laissant leurs malheurs derrière eux.

      La première vue clairvoyante d'Elmir - qui portait si bien le nom de celui qui l'avait guidé jusqu'où il était - fut celle de sa mère biologique ouvrant son grimoire et le feuilletant, faisant se détacher ses pages. Mais il ne lui en voulait pas.

      De toute façon, comment aurait-il pu lui en vouloir, d'où il était?

Aucun commentaire: