Il y a de cela bien des années vivaient trois sœurs, nées ensemble, liées à jamais par la plus grande beauté qu'Odaness ait jamais portée. Chacune grandissait et devenait plus resplendissante que les autres, et les années voyaient s'épanouir les corps parfaits de ces jeunes déesses qui, à mesure qu'elles s'affichaient au monde, attiraient tant des regards de convoitise que des exclamations de ravissement.
Leur réputation se finit de se faire d'elle-même alors qu'elles attinrent la maturité, et qu'à à peine vingt ans elles furent confinées dans des lits parés de voiles comme des idoles que l'on aime à contempler. Cachées, ne pouvant qu'être devinées, elles étaient pourtant l'objet de longs voyages, pèlerinages d'admiration. On venait de partout pour leur image camouflée derrière une foule de tissus précieux. On leur apportait des cadeaux, des offrandes, on essayait d'entrevoir un sourire, d'entendre un mot, un murmure, un remerciement même pour les plus audacieux. Mais on ne faisait toujours qu'apercevoir une main blanche et effilée que l'on avait envie de prendre, mais que l'on osait toucher de peur de la défaire, tant elle semblait fragile, tant ses mouvements étaient empreints d'une grâce infantile.
Iris adorait passer son bras au travers des fins voilages pour recevoir les offrandes. Ses sœurs, un peu plus hautaines, peut-être un peu trop certaines de leur supériorité par rapport à ceux qui se prosternaient à leurs pieds, refusaient catégoriquement d'effleurer seulement la main de quiconque. Elles ne daignaient bouger, chuchoter, rire parfois que lorsqu'elles se savaient complètement seules, entraînant dans leur exercice d'inaccessibilité leur douce et gentille égale.
Le temps passait lentement sur les coussins de plumes, et les visiteurs, toujours plus nombreux, épuisaient le trio par leurs discours gênés, leurs essais d'avoir un contact. Les deux plus hautaines, feignant l'exaspération un peu trop bien, virent, sinon leur visage, leurs yeux se détériorer: ils perdirent par leurs prétentions leur éclat juvénile et la brillance donnée par l'ignorance des tourments du monde alors qu'elles s'en inventaient.
C'est pourtant leur regard imparfait qui sauva les deux prétentieuses de la déchéance ultime, et c'est ainsi que la troisième connut la vraie destinée de son nom: elle se trouvait comme reine, devanture, alors qu'elle avait dépassé sans le vouloir les seules rivales qui avaient été les siennes.
Un jour, enfin, elles daignèrent toutes trois ouvrir toutes grandes leurs tentures de soie: dans la salle d'audience devenue leur demeure se tenaient deux princes d'orient, deux jumeaux à la peau de bronze et au regard d'acier, entourés de centaines de domestiques portant chacun des cadeaux plus rares et précieux les uns que les autres. Ils furent charmés, bien évidemment, comme tous ceux ayant vraiment pu dévisager ces trois déesses pourtant bien mortelles, et ils demandèrent la main de deux des trois idoles.
C'est l'imperceptible imperfection d'une partie de leur corps qui, les rendant plus humaines, plus accessibles, fit que les deux détestables furent choisies. Et Iris, la gentille Iris, la tendre Iris, l'Iris proche du peuple, l'Iris qui ne survivrait pas seule dans cette existence futile que l'adoration de ses sœurs pour celle-ci lui avaient fait supporter, l'Iris qui aurait tout donné pour pouvoir partir, elle fut laissée derrière, laissée pour compte, abandonnée pour la toute simple raison d'une trop grande beauté.
Dès lors, elle fit enlever les rideaux l'ayant masquée jusque-là et s'exhiba tout entière, à peine vêtue, suscitant des déversements d'affection si grands qu'ils devaient être contenus par un régiment entier chaque jour, presque des émeutes. Elle voulait provoquer, elle voulait être encore plus remarquée.
Elle voulait trouver quelqu'un qui l'enlèverait, partirait avec elle. Mais elle ne réussit qu'à provoquer le contraire: elle devint une idole que l'on venait voir en gardant ses distances, à qui l'on faisait des offrandes, à qui l'on n’osait pas parler, dont on osait pas même effleurer la main. Elle avait essayé ce qu'elle avait pu: se lever, marcher, converser avec ceux qui venaient la voir, mais rien: ils n'osaient rien dire où encore s'évanouissaient, tout bonnement. Alors, son père, qui ne venait que trop rarement la voir, intervint: elle ne tenterait plus d'entrer en relation avec les petits plébéiens qu'on autorisait à entrer. Elle se mit à organiser des banquets fastueux avec à sa table les plus grands du monde d'alors, des bals et des soirées mondaines. C'était cependant peine perdue: elle ne parvenait à éveiller la sympathie de personne. On la regardait, on la chérissait comme la statue sacrée d'un Dieu vénéré, mais sans plus.
Dès qu'elle eut vérifié cette effrayante hypothèse qu'elle avait fini par poser à travers les semaines qui passaient sans la voir jamais autre chose que seule, perdue dans ses voiles de soie, Iris dépérit; pas physiquement, loin de là, mais psychologiquement. Elle envia ses sœurs, adopta leur attitude tout d'abord, puis continua à avancer dans ce sens, cultivant son mépris envers ceux qui l'élevaient si haut. Elle suscitait plus d'intérêt que tous les princes, que toutes les princesses réunis. Elle n'avait pas besoin d'un mari, n'avait pas besoin d'être attachée à un quelconque mortel: elle était plus grande, elle était plus forte, plus imposante, plus importante.
Elle était Dieu.
Elle se mit à refuser tout cadeau ne portant pas de pierreries ou ne faisant pas son éloge, interdisant l'accès jusqu'à sa salle d'audience à quiconque n'étant pas un tant soit peu respecté, haut dans la hiérarchie, et en mesure de lui offrir un présent digne d'elle.
Un jour, une vieille femme se fit annoncer. Elle ne semblait pas connue, mais promettait d'incommensurables richesses, et les pièces qu'elle avait offertes aux gardes en entrant comme droit de passage suffisaient amplement à le convaincre de la laisser voir Iris. La jeune femme, choquée, voulut, en l'apercevant, la faire sortir, mais son ordre fut interrompu par la vue de ce qu'on lui tendait. Les yeux brillants d'envie, hypnotisée, et face à face avec quelqu'un qui ne semblait pas vouloir bouger, elle écarta les rideaux qui la masquaient et, avec une grâce infinie, vint se saisir du magnifique miroir serti de pierres précieuses de la vieille femme. Celle-ci demanda à la noble de l'écouter, mais cette dernière refusa tout net, plongée dans la contemplation de ce qu'on lui avait offert. Alors, la vieille souffla une chose à laquelle personne ne fit attention et sortit rapidement, d'un pas beaucoup trop rapide pour quelqu'un de l'âge qu'elle affichait.
«Prends garde: il affiche la vraie beauté.»
L’éclat des gemmes venait, comme elle avait cru dès le départ, joliment souligner la finesse de ses traits, l’éclat de ses yeux. Elle était Iris. Elle était grande. Elle était belle.
Chaque jour elle prit l’habitude de s’observer, de se détailler, de se trouver exceptionnelle : seulement alors que les jours passaient elle croyait voir apparaître des imperfections. Elle refusa d’y croire, mais rapidement les défauts se firent de plus en plus prononcées : ses cheveux perdaient leur brillance, ses yeux leur couleur, sa peau son teint nacré. Effrayée, elle continua pourtant à se regarder chaque jour, jusqu’à ce que des rides, des taches apparaissent sur tout son corps dans cet étrange miroir, et alors elle voulut le jeter. Seulement, qu’arriverait-il si quelqu’un le trouvait, si quelqu’un le reconstituait, et si cette image restait imprimée? Elle serait dans la honte. Elle retomberait parmi les mortels.
Et ça, c’était l’idée la plus insupportable qu’elle n’avait jamais eue.
Elle le cacha ainsi dans les coussins et les couvertures, l’enfouissant, le mettant loin de son regard et surtout de celui des autres. Elle ne le regarderait plus. Et il suffisait de l’oublier pour que cet étrange accident disparaisse, tout bonnement. Personne n’avait besoin d’être au courant.
La routine reprit ainsi, les offrandes, les visites, les soirées, les bals. Elle avait fait détruire tous les miroirs du château pour une raison que tous considéraient comme obscure, et ensuite elle avait accepté de se montrer, plus resplendissante que jamais. Cependant, le Miroir exerçait une pression constante sur son esprit; et elle céda un après-midi pluvieux où elle avait réussi à se trouver quelques minutes de solitude.
Elle resta bouche bée, incapable même de bouger, parcourant des yeux les veines apparentes, les cheveux filasses, sales et d'une couleur sans éclat. Elle ne voulait pas, non, c’était impossible!
Ses yeux, ses yeux surtout, étaient intolérablement ordinaires. Ses yeux à elle. Les yeux d'Iris!
Elle sauta sur le sol de pierre froid de la salle d’audience et lança la psyché sur le sol avec force, la faisant se briser en morceaux. Soulagée, alors, elle en observa les éclats et se revit dans toute sa splendeur, sa magnificence. Soupirant elle allait retourner au creux de ses coussins quand elle vit ses mains, ses pieds, ses bras.
Son corps en entier.
Difforme!
Elle essaya tant bien que mal de se dissimuler aux regards de la nouvelle assemblée que l’on avait laissée entrer, mais rien ne put empêcher les cris de peur de fuser, de dégoût. Une femme s’évanouit, même, et Iris, en disgrâce – c’est le cas de le dire – se sauva à toutes jambes, après avoir précautionneusement ramassé tous les morceaux de ce miroir qui lui reflétait maintenant, au lieu de ce qu’elle deviendrait, ce qu’elle était.
Iris finit sa vie dans une masure au fin fond d’une forêt, à essayer de recoller son Miroir et à admirer son ancienne beauté, loin de tous les regards qui l’avaient autrefois adulée.
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