Chapitre second : la Flûte de Méloria

Méloria fut quelque peu troublée par la mort de sa mère. Au fond d’elle s’était installée la jalousie, en observant parfois Telessia passer du temps avec leur génitrice. Elle pria quelques fois pour son âme, mais se demandait si elle le méritait vraiment. De sa vie miséreuse, elle ne passa que très peu de temps avec la vieille femme…elle semblait l’ignorer, comme si l’ensemble de ses filles reposait dans une seule d’entre elles, tant par son apparence identique aux autres soeurs que par sa gentillesse et sa bienveillance. Elle cultiva le jardin de la tombe de sa mère avec Telessia, mais cela ne la préoccupait pas vraiment. Elle avait autre chose en tête.
Son monde ne se limitait qu’à des centaines d’hectares de forêt. Elle semblait toujours trouver de nouvelles clairières, de nouveaux ruisseaux, des arbres toujours plus vénérables et de plus en plus énormes. La faune lui devenait toujours plus familière, et elle passait toujours plus de temps à écouter le son du vent dans les feuilles, le clapotis de l’eau, les cris des animaux…Elle passait de moins en moins de temps chez elle, dans la chaumière familiale.  Son chien à ses côtés, elle partait souvent des heures durant, à marcher vers les endroits inconnus de sa forêt.
Un jour, après plusieurs heures de marche dans les bois, Méloria sentit une grande fatigue s’emparer d’elle. Son chien était resté à la maison, épuisé de plusieurs heures de course dans la forêt la veille. Le soleil déclina et les nuages se teintèrent de pourpre et de rougeâtre. Le ciel rouge sang donna une ambiance étrange à la forêt soudain plus silencieuse. Méloria continua sa route, et aperçut soudain une clairière. En son centre trônait majestueusement un chêne centenaire, et les reflets du soleil couchant coloraient ses feuilles d’or et d’argent. Une brise légère fit bouger ses branches, et la jeune femme vit un espace creux en haut du tronc. Elle grimpa en haut, et fût stupéfaite par le panorama.
Le chêne étant le plus grand arbre de la région, Méloria n’aperçut autour d’elle que de la végétation. Elle ne vit même pas sa chaumière. D’immenses collines lui bouchaient la vue, de sorte qu’elle se trouvait au beau milieu d’une vallée. Intriguée, elle s’allongea sur une branche et réfléchit. Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle marchait depuis si longtemps. Soudain le vent souffla et Méloria crut entendre quelqu’un lui parler. Elle se redressa et regarda en bas de l’arbre. Elle n’y vit rien. Elle passa quelques instants à observer les étoiles s’illuminant une par une dans les cieux d’été.
Méloria fit un étrange songe mi-éveillé. Elle voyait dans le ciel une grande trainée lumineuse, puis un immense oiseau à la queue démesurément longue et aux ailes étincelantes. La lumière qui semblait suivre l’oiseau dans son voyage céleste atteignit le front de la jeune femme endormie. L’oiseau s’arrêta sur place, et ouvrit son bec doré pour ensuite parler un langage mystérieux que Méloria comprit, étrangement. Les mots s’enchaînaient majestueusement et semblaient pouvoir panser tous les maux et soigner toutes les inquiétudes. Méloria se laissa emporter dans le torrent de paroles, semblant toutes provenir d’un endroit différent de la forêt, mais venant toutes de la même source, de l’Oiseau flottant dans les airs.
La jeune femme se réveilla. Le soleil inondait déjà de ses rayons les flancs de la colline, à l’est. Elle se demandait si son rêve était vraiment arrivé durant la nuit. Il semblait si réel à ses souvenirs.
Elle reprit la route, se dirigeant vers sa maison. Elle eut soudain un souvenir de ce que l’Oiseau lui avait dit dans son rêve:
«- Jeune Méloria, amie des arbres, je suis ici pour te guider. Tu dois aller au Coeur de la Forêt, et tu trouveras réponse à tes questions. La vraie foi s’y trouve. Suis le nuage d’étoiles, et trouve le Cerf argenté sur ton chemin…»
Méloria ne comprenait pas grand-chose, mais, quelque peu curieuse et intriguée, prit un sentier qu’elle ne connaissait pas et qui ne semblait pas être là la veille. Elle marcha durant plusieurs heures, s’arrêtant parfois aux ruisseaux et aux sources claires descendant des montagnes pour se rafraîchir et se désaltérer. Elle cueillit des mûres et des pommes, et pensa peu à son père et à ses soeurs qui devaient être très inquiets, ne se laissant guider que par le sentier. Quand vint la nuit, elle ne s’arrêta pas, continuant son chemin et constatant avec stupeur qu’une immense trainée scintillante d’étoiles était apparue dans la voûte céleste, depuis la veille. Les pas de la jeune femme correspondaient exactement au nuage d’étoiles que l’oiseau avait mentionné dans sa langue. Elle continua donc à marcher, sentant la fatigue l’envahir peu à  peu.
Soudain, elle entendit un son provenant des grandes haies à sa gauche.  Celles-ci remuèrent, et quelque chose s’enfuit dans un bruissement de feuilles. Méloria accéléra le pas, jetant des coups d’oeil fréquents au-dessus de son épaule. Du talus devant elle surgit alors une silhouette élancée. Méloria s’arrêta et prit du recul, terrorisée. Les nuages cachant la lune décroissante la firent apparaître aussitôt, et sa lueur dévoila l’identité de la chose devant la jeune femme.
Méloria vit devant elle un cerf, majestueux et noble, dont la robe luisait d’un éclat argenté. La jeune femme pouvait lire de la peur dans ses yeux, mais aussi de l’espoir. Il leva tout haut sa tête, montrant ses bois d’un noir de charbon, et avança. Il baissa soudain la tête, et Méloria avança, main tendue, hypnotisée par la beauté particulière de l’animal. Elle lui caressa la tête, et la bête émit un long grognement de satisfaction. Il recula, et observa la jeune femme. Ils se regardèrent longuement dans les yeux, et Méloria comprit enfin. Elle reprit sa marche, et le cerf la suivit timidement.
La jeune femme discuta au cerf, raconta sa vie et parla de tout et de rien, se confiant à lui comme jamais elle n’avait parlé à quelqu’un. Elle était elle-même surprise de ses paroles, laissant tous ses propos couler tel un fleuve en crue, sans même s’en soucier. Le temps passa, et les deux compagnons traversèrent rivières et clairières, toujours marchant dans la même direction. Elle n’observait même plus les étoiles pour se diriger, ne se laissant guider que par ses pas.
Un jour, à l’aurore naissante, elle aperçut devant elle une lueur mystérieuse. Le sentier semblait s’élargir, et les arbres devenir plus hauts et plus imposants. Les feuilles des arbres se teintèrent de doré et d’ocre, et le soleil rougeâtre grimpa, pour laisser couler un flot de lumière dans la rosée du matin. La seule vue de la forêt silencieuse et magnifique coupa le souffle à Méloria. Fascinée, elle se demanda pourquoi tant de personnes restaient indifférentes devant tel spectacle. Elle maudit tous ceux qui osaient couper la moindre branche d’un arbre. Elle sentit naître en elle un sentiment d’empathie pour la forêt et la nature qui observait le temps passer lentement.
Soudain, elle s’aperçut que le cerf avait avancé d’un bon jet de pierre. Il se dressait, tête haute, observant la cime des arbres et au-delà. Méloria le rattrapa et aperçut tout à coup une immense clairière. Ou plutôt, une vallée, car d’immenses montagnes la bordaient et une rivière coulait lentement en son centre. Loin en amont de celle-ci, on pouvait voir la forêt s’étendre de nouveau vers l’horizon.
Au beau milieu de ladite vallée se trouvait un arbre. Mais un arbre somptueux, inconnu de la jeune femme. Ses immenses feuilles brillaient d’un éclat allant du rouge vif à l’or pur. Son tronc puissant et dénué d’écorce luisait dans l’aube. Ses racines semblaient être interminables, et étaient plantées à plusieurs mètres seulement du tronc. La rivière abreuvait une partie de ces racines, car l’immense arbre se trouvait sur sa rive. Au moindre coup de vent, les feuilles s’agitaient pour offrir un véritable spectacle de couleurs.
Méloria s’avança, fascinée par la grâce et l’élégance de l’arbre. Celui-ci lui rappela pendant un bref instant la queue de l’Oiseau qui lui avait parlé en songe. « Je suis arrivée au Coeur de la forêt », se dit-elle. Elle vint au pied de l’arbre, et posa sa main sur son tronc lisse.
«- Pourquoi donc ce bel arbre n’a-t-il pas de ses congénères à ses côtés? Je n’ai jamais vu un arbre solitaire comme celui-là.
-          Bien, ma fille, c’est parce que mon coeur se meurt lui-même, répondit une voix profonde. Et un arbre qui se meurt n’a plus la force de faire naître la vie.»

La jeune femme, surprise, prit du recul. Les branches semblèrent se secouer soudain, où n’était-ce qu’une illusion donnée par le vent.

«- Je ne pensais pas que le songe te donnerait l’occasion de venir ici, répondit la voix au silence de Méloria, mais je suis heureux de te voir enfin. J’avais entendu parler de toi par le biais de mes racines. Tu sembles fort brillante.

-          Est-ce vous, arbre? Comment pouvez-vous parler? Et pourquoi vouliez-vous que je vienne?
-          Oh! du calme ma fille. Bien, oui, je suis un arbre comme tu peux le voir, mais cela ne s’arrête pas à ça… Vois-tu, les arbres ont toujours parlé, il ne s’agit que d’interpréter leurs dires. En fait, toute la nature peut parler, du simple bruissement de feuilles au clapotis du ruisseau cristallin. En fait, la nature possède une âme et une pensée. Une forêt possède ses arbres et ses pierres, mais la pensée ne réside qu’en un endroit précis. Dans ce cas-ci, le Coeur de la Forêt. Il est devant toi. Mes racines rejoignent les autres arbres, et nos  esprits ne font qu’un. Mais la forêt a commencé ici. Je suis l’arbre le plus vénérable de cette région, en quelque sorte… » 

Un rire chaleureux parvint aux oreilles de Méloria, la rassurant quant aux intentions de cet arbre.

«- Hé bien, tu me sembles assez perplexe, reprit-il. Sache que personne n’a jamais entendu un arbre parler la langue des hommes, pas même toi… tu me comprends très bien, cependant…

-          Vous voulez dire que je comprends tout ce que vous dites? Je croyais que vous parliez vraiment comme les hommes!
-          Eh bien non, malheureusement. Il nous est bien difficile d’apprendre de vous, car vous êtes les créatures les plus complexes de ce monde… Le temps passe lentement, ici, mais j’ai rarement l’occasion de parler aux humains, quoique je les entende de très loin… Ce que tu entends en ce moment n’est que craquements et bruissements, si tu veux tout savoir. Et par un heureux miracle, tu arrives à comprendre la langue des arbres…
-          Quel était ce rêve qui m’a mené à vous? Quel est cet oiseau?
-          Hé bien nous pouvons dire que toute cette mise en scène serve à quelque chose, en tout cas. Tout ça pour te dire que nous avons besoin de toi. En fait, tu as plutôt besoin de nous. Tu es la seule humaine que je connaisse qui offre tant d’amour pour la nature, crois-le ou non.
« Jadis, les Titans furent défaits, pour en revenir un peu à l’histoire. Les dieux nous ont laissés seuls avec nos problèmes. Le monde change peu à peu, Méloria. Partout, les hommes tentent de recourir à leurs problèmes en se battant entre eux…Évitons simplement d’être pris dans la guerre, et tout ira pour le mieux. Mais malgré cela, les hommes nous tuent à petit feu. Ils coupent, découchent, abattent et piétinent, détruisant leur propre environnement pour leurs besoins. Lance un message à l’humanité, Méloria. Dis-leur que la terre sur laquelle nous marchons tous mérite le respect, et que la nature qui abreuve la vie doit être aimée…»

La jeune femme fût impressionnée par l’émotion de son discours. Le soleil rouge venait tout juste de se dévoiler des montagnes au loin, et ses rayons firent briller le pelage du cerf qui écoutait leur conversation.

« —, Mais dites-moi, qu’est-ce que ce Cerf argenté dont j’ai entendu parler dans mon songe?
-Ce cerf? Bien, il représente en quelque sorte l’amitié que tu n’as jamais eue… il était tout désigné pour te rencontrer sur ta route. Tu n’es pas heureuse de l’avoir comme compagnon?
- Si, bien sûr, mais je trouve quand même étrange que mon songe l’aie prédit…

L’arbre se secoua brusquement, puis un grand soupir parcourut la forêt en entier. Le cerf se redressa brusquement et observa l’horizon.

-Il est temps pour toi de partir, reprit l’arbre avec difficulté. Pars, et emmène des hommes et des femmes avec toi… Pars vers l’inconnu, loin de ces terres, et bâtis un peuple sage et respectueux de la nature… Je me débrouillerai bien seul… Bonne chance Méloria.

L’arbre s’assoupit alors et ses branches s’affaissèrent. La jeune femme s’assit alors et réfléchit à la situation. Le soleil de midi tapait fort, et la chaleur devint peu à peu étouffante. Méloria alla au ruisseau et y trempa les pieds. Le cerf vint se coucher près d’elle, et frotta son museau dans son dos. Il émit un long grognement de satisfaction et coucha sa tête  près de la jeune femme. Celle-ci regardait ailleurs, et entendit un bruit sourd. Elle se retourna et aperçu un long bois de cerf dans l’herbe. Le cerf à qui il appartenait était maintenant sur une colline, et l’ondulation de l’herbe donnait l’impression d’un océan sur lequel voguait un esquif. Le cerf fixa Méloria dans les yeux, et, tête haute, émit une série de grognements gutturaux. Puis il s’en alla vers l’orée du bois, sous les yeux ébahis de Méloria.

“Il voulait sûrement me remercier de l’avoir mené ici, et de l’avoir eu comme ami, se dit-elle en manipulant le magnifique bois de cerf. Mais je me demande bien comment il a pu y renoncer… Je le garderai en lieu sûr.”

Les jours suivants, Méloria resta perplexe quant à la suite des choses. Elle ne pensait même plus à sa famille.

Un jour, la jeune femme trouva sur le sol pierreux du flanc d’une colline un silex bien affûté. Toujours réfléchissant, elle s’adossa à l’arbre et commença à sculpter le bois du cerf, se laissant aller. Elle creusa entièrement la corne, puis pourvut le bois d’un trou de grande taille au bout. La forme du bois était pareille à celle d’une flûte. Elle continua son ouvrage, la tête ailleurs, pensant au cerf désormais partit.

Le lendemain, son oeuvre était enfin terminée. Elle prit l’embouchure de bois qu’elle avait sculpté dans une branche morte de l’arbre et souffla. Un son à la fois profond et clair sortit de l’instrument improvisé, et le son ricocha sur les parois des montagnes aux alentours, ce qui vint amplifier. Le résultat était époustouflant. On aurait pu entendre le son à des milles à la ronde. La jeune femme joua alors un air mélodieux, et se mit en route.

Elle marcha avec assurance, traversant la forêt en entier, et parvint à l’orée du bois. Elle avait traversé la forêt en entier, et sa maison devait être très loin désormais. Elle parvint à un hameau, et, sans un mot, joua une mélodie sur sa flûte. C’était l’aube, et les paysans s’affairaient déjà à la culture de leurs champs. Les gens tournèrent la tête, et jetèrent leurs regards étonnés sur Méloria. Elle promit aux paysans qu’un monde meilleur les attendait ailleurs que sur ces terres. Son assurance et le charme qu’elle provoquait furent suffisants pour convaincre les hommes et les femmes peu fortunés de la suivre, étrangement. Ils plièrent bagage et partirent vers le nord, vers le soleil levant, la forêt derrière eux.

Quelques jours plus tard, alors qu’ils marchaient et que les liens de l’amitié se formaient peu à peu entre eux, vint un cerf argenté sur le bord d’une falaise au dessus d’eux. Sans s’arrêter, la jeune femme joua un air dans le bois du cerf, et celui-ci, heureux, s’en alla en gambadant. La joie et l’excitation naquirent dans le coeur de Méloria, et elle pressa le pas, heureuse d’avoir revu son ami. Ils continuèrent leur chemin, et la forêt se déroula sous leurs yeux.
                     
C’est ainsi que Méloria et les paysans en nombre toujours grandissant  au fil des villages parvinrent à un endroit reculé du monde appelé “Hautes terres de Kerkassie”. Une forêt abondante y poussait, et ils s’y installèrent avec respect. Ainsi naquirent un peuple respectueux des arbres et de la nature, et un culte voué à cette dernière, le druidisme. La connaissance du langage des arbres et le peuple nouveau s’étendirent au fil du temps, dans la forêt qui leur servait de maison. On enterra Méloria au Coeur de la forêt, sous un arbre millénaire, lorsque la mort vint la chercher. Mais on dit qu’elle serre toujours sur sa poitrine la flûte mystérieuse qui mena le peuple de la forêt vers les Hautes terres…